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— Bien, mes enfants, merci ! Oui, oui, nous avons encore de fines liqueurs, allez !

— Trois bravos pour Boisdon ! dit le capitaine, qui, depuis son dernier voyage, devait deux écus à l’aubergiste.

Et de quarante gosiers marins sortirent trois vociférations, qui causèrent tant d’émotions à l’hôtelier que sa figure s’empourpra comme s’il allait être frappé d’un coup de sang.

— Chers bons enfants ! murmurait-il, tandis qu’une larme furtive glissait de ses yeux pour se dessécher aussitôt sur sa joue en feu. Allons-nous nous arroser un peu le dalot du cou pendant une quinzaine ! Sapreminette !

Dans ses grands moments de joie, le paisible aubergiste se permettait cet inoffensif juron.

On venait cependant de glisser jusqu’à fleur d’eau une échelle volante, et les passagers se préparaient à descendre dans les chaloupes, lorsque Boisdon cria d’en bas :

— Si quelqu’un de ces messieurs désire loger à l’auberge du Baril-d’Or, qu’il veuille embarquer avec moi.

Mornac fut un des premiers qui se rendit à cette invitation. Un matelot transporta dans la chaloupe du père Thibault une petite valise qui contenait tout le bagage et la fortune du Gascon.

En voyant le mince porte-manteau de son hôte, l’aubergiste fit la grimace. Pourtant, lorsque le chevalier mit le pied dans la chaloupe, Boisdon le salua respectueusement et lui dit qu’il était flatté d’avoir l’honneur d’héberger un gentilhomme.

— Qui sait, après tout, s’était dit l’hôtelier, cette valise peut être remplie d’argent, et notre hôte payer libéralement.

Quelques personnes prirent place à côté du chevalier, les autres dans les deux chaloupes du vaisseau, et ces embarcations se dirigèrent, à force de rames, vers l’endroit de la basse-ville où s’élevait encore le magasin construit par Champlain.

Sur le rivage plusieurs gens attendaient les arrivants. Car c’étaient des compatriotes, des amis, des parents peut-être, qu’ils allaient recevoir. Et n’aurait-on pas aussi de récentes nouvelles de France, du bon pays des aïeux dont on conservait si douce souvenance, où les pères dormaient leur dernier sommeil et que les enfants ne reverraient probablement jamais.

Des acclamations, des cris de joie et de reconnaissance, accueillirent les nouveaux venus.

Mornac ne connaissait personne et s’empressait de débarquer avec sa valise, lorsque l’aubergiste héla certain gamin de douze ans, qui, la tignasse ébouriffée, le nez au vent et les mains dans les poches, regardait chacun d’un air effrontément inquisiteur.

— Jean ! cria l’hôtelier, arrive ici, petiot, et monte à la maison le porte-manteau de Monsieur.

C’était le fils aîné de Jacques Boisdon, messire Jean dont nous avons raconté, dans François de Bienville, les mésaventures si bien méritées.

Jean s’approcha et fit mine de s’emparer de la valise du Gascon. Celui-ci s’écria :

— Mais l’enfant va s’éreinter !

— Oh ! non, monsieur, repartit l’affreux gamin : ça ne pèse pas le diable, vos bagages, allez !

Et d’un tour de main, il enleva la valise qu’il mit sur son épaule gauche.

— Mordiou ! maroufle ! s’écria le Gascon, prétends-tu te moquer de moi ! C’est que je te couperais la langue, vois-tu !

— Ne lui coupez rien, monsieur le marquis ! s’écria Boisdon. Quoiqu’il n’y paraisse pas, voyez-vous, mon Jeannot est robuste et aime à montrer sa force.

— À la bonne heure, sandis ! répondit Mornac.

— Veuillez me suivre, messieurs, dit Boisdon à ses hôtes, qui prirent avec lui le chemin de la haute-ville, et s’engagèrent dans la rue Sous-le-Fort.

Boisdon fils les suivait par derrière et murmurait entre ses dents, en faisant sauter sur ses épaules le léger porte-manteau du Gascon.

— C’est égal, tout de même, ça ne pèse pas beaucoup et ça sonne creux. Mais il faudra dire le contraire pour que Monsieur me donne des sous.

On voit que le satané garçon avait déjà la passion du gain bien développée.

Mornac gravissait lestement la rude montée du fort à la haute-ville. Le poing droit campé sur sa hanche, la main gauche arrêtée sur la garde de son épée, la grande plume rouge de son large feutre frissonnant sous le vent du matin, il s’en allait la tête haute avec un sourire dédaigneux aux lèvres, et contemplait les quelques maisons sombres et d’apparence plus que modeste qui se dressaient çà et là sur son passage.

Il eut pourtant un serrement de cœur lorsqu’il longea le cimetière qui se trouvait alors occuper cette langue de terre qui descend de l’édifice du Parlement vers la côte et où l’on voit encore des pieux de palissade noircis par la pluie et le temps. Quelques petites croix de bois, plantées sur de légers renflements de terrain, rappelaient aux passants que tous, tôt ou tard, doivent aller dormir dans un semblable lit de terre et de gazon jusqu’au grand réveil du jour éternel.

— Est-ce donc ici que je dois laisser mes os ? se dit le chevalier. Bah ! qu’importe, après tout. Et, sandis ! ce ne serait pas encore trop malheureux que de mourir de ma belle mort ; car on dit que dans ce pays, il est plus rare d’expirer dans son lit que sous le fer et le feu des Sauvages.

Pour chasser ces funèbres pensées, il détourna la tête à gauche et regarda les hautes murailles du château Saint-Louis, qui se dressaient fièrement sur le sommet de la falaise.

Comme il arrivait au point culminant de la côte, ses yeux s’arrêtèrent sur le terrain, vaste alors, où s’élèvent aujourd’hui le bureau de poste et le bloc de maisons qui s’étendent en face.

Une trentaine de cabanes d’écorces, faites en forme de cône, s’offraient aux regards ébahis de l’étranger. C’était le « Fort-des-Hurons ».

Ces wigwams servaient d’abri aux quelques infortunés descendants de la grande nation