Page:Marmette - L'intendant Bigot, 1872.djvu/93

Cette page a été validée par deux contributeurs.
93
ÉPILOGUE.

ment intense qu’il était impossible de rester deux minutes de plus sur le vaisseau.

Tous trois donnèrent donc une dernière poussée au gui qui, en tombant à la mer, y plongea d’abord pour surnager ensuite.

Bigot, le capitaine et le second s’y précipitèrent après l’épave et se cramponnèrent heureusement à ce bois protecteur.

Des cinquante hommes, pleins d’espérance et de vie, qui, deux heures auparavant, montaient le vaisseau, il ne restait plus que ces trois malheureux accrochés sur une pièce de bois perdue sur l’océan.

Le navire en feu s’éloignait d’eux, promenant sa trombe de flamme sous le ciel noir.

Un moment vint où le vaisseau apparut embrasé depuis la ligne de flottaison jusques aux hunes. Puis soudain, il s’enfonça sous les flots et tout redevint ténèbres.

Énervés, grelottants, les trois survivants à ce désastre passèrent la nuit sans dire un mot. Tenant embrassée l’épave protectrice, ils attendaient le jour avec anxiété, espérant d’être secourus.

Elle vint enfin cette aurore si désirée. Mais le soleil se leva derrière les nuages et le jour apparut terne et sombre comme les pensées des trois naufragés.

Longtemps, l’un après l’autre, ils se soulevèrent sur l’épave flottante pour regarder au loin s’ils n’apercevraient pas quelque voile. Mais ils ne virent rien, rien que les sillons innombrables et agités des vagues verdâtres, et au-dessus la grande coupole du ciel gris.

Après avoir proféré quelques plaintes, ils se turent en hommes qui les savaient inutiles.

Vouloir analyser leurs souffrances durant la longue journée qui suivit, serait marcher sur les brisées du Dante et décrire des supplices de damnés.

Enfin, quand les douze heures du jour eurent égrené chacune de leurs minutes séculaires sur les infortunés, la nuit revint encore augmenter leur détresse, la nuit pleine d’horreur, la nuit épaisse où les yeux cessant de voir, l’âme semble perdre alors le seul vrai don que Dieu voulut bien laisser à l’homme après la chute d’Adam, la divine espérance.

Trempés par l’eau de mer, transis par le vent glacial de la saison, haletants de soif et de faim, ballottés par les vagues, toujours en danger d’être submergés, perdant tout espoir d’être secourus, ils pouvaient se faire une idée de l’éternité des démons durant cette interminable nuit.

Moins habitué à la misère que ses deux compagnons, Bigot souffrait davantage. La faim, ce vautour qui fait un nouveau Prométhée de chacun des malheureux qu’elle assaille, la faim mordait ses entrailles. Sa bouche altérée soufflait la fièvre ardente qui dévorait sa poitrine aussi mise en feu par l’action de l’eau salée qu’il avait avalée pour tromper sa soif.

Alors, il se mit à blasphémer contre Dieu, ce Dieu qu’il avait tant outragé, dont il niait l’existence, alors qu’il était heureux et vers lequel, maintenant qu’il se sentait écrasé par sa main puissante, il crachait une dernière insulte.

— Honte à vous ! lui dirent les deux autres, d’outrager ainsi celui qui seul peut nous sauver.

Et comme Bigot continuait de vomir ses imprécations, le capitaine et le second lui crièrent de mettre fin à ses blasphèmes ou qu’ils le jetteraient à l’eau.

Bigot se tut enfin.

Or, il advint ensuite une étrange chose.

Le délire de la faim ayant envahi le cerveau de l’ex-intendant, il eut une vision terrible.

Il lui sembla voir le spectre du baron de Rochebrune planer sur les eaux. C’était bien lui, le vieil officier, avec son visage décharné, ses grands yeux creusés par la misère et les larmes, et ce sombre regard qu’il lançait sur l’assemblée brillante qui frémissait à ses lugubres prédictions dans la nuit de Noël mil sept cent cinquante-cinq ; alors qu’il jetait à Bigot et à ses complices, avec son dernier souffle, cette malédiction suprême : « Puisse mon spectre funèbre escorter votre agonie au passage de l’éternité ! »

— Rochebrune ! cria Bigot… Encore toi !… Que me veux-tu donc, vieillard trois fois maudit ?… Que t’ai-je fait pour que tu me poursuives ainsi depuis le Canada jusqu’au donjon de la Bastille et en pleine mer ?… Tu me montres ta poitrine… c’est vrai… On dit que tu mourus de faim par la faute de mes employés… Mais je n’en savais rien… Tu ris. Oh ! tu es bien vengé, va, car je souffre les mêmes tortures, à mon tour… Combien de jours mis-tu donc à mourir ?… Il y en a deux que j’expire, moi, et je suis encore vivant… Tu t’approches !… Oh ! ne me touche pas ! Va-t’en !! Va-t’en !!!

Et le misérable criait d’une voix tellement épouvantable que les deux hommes, qui se tenaient cramponnés à l’autre extrémité et au milieu du gui, oubliaient leur propre misère et sentaient leurs cheveux se dresser sur leur tête.

— Cet homme doit être un bien grand criminel, dit le second.

— Oui, plus encore que je ne le croyais, répondit le capitaine ; et c’est lui qui a, sans doute, attiré sur notre bord les malédictions du ciel.

La nuit se passa dans ces terreurs sans nom.

Quand la seconde aurore vint éclairer l’épave, la position des trois naufragés était désespérée. Ils sentaient leurs forces s’en aller rapidement. Par surcroît de malheur, la mer se faisait tellement grosse qu’il leur fallait d’immenses efforts pour n’être pas arrachés du gui par les vagues furieuses.

Le capitaine, qui était le moins abattu de tous, se souleva à demi sur l’épave et promena ses regards autour de lui. À peine se furent-ils arrêtés sur l’ouest qu’il jeta un grand cri :

— Une voile !

Le second regarda à son tour.

— Elle vient sur nous ! dit-il.

Bigot voulut imiter ses compagnons. Mais ses forces le trahirent et il s’affaissa lourdement sur le gui, qu’il embrassa avec la frénésie de gens qui se noient.

Le navire voguait effectivement de leur côté. Si, par bonheur, il venait en droite ligne, il les atteindrait en deux heures.