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L’INTENDANT BIGOT.

Bigot ne put supporter plus longtemps cette horrible apparition et s’enfuit épouvanté.

Le lendemain, il s’embarquait sur la Fortune.

Le commencement de la traversée fut des plus heureux, et le vaisseau cinglait rapidement vers les pays d’Amérique.

Après toutes les angoisses des cachots de la Bastille, et les hontes du procès, Bigot ressentait un bien-être extrême du grand calme qui se faisait dans sa vie. À part le capitaine qui savait son histoire, personne ne le connaissait à bord.

Déjà même il faisait des rêves d’avenir et l’horizon d’occident, vers lequel tendaient sa course et ses désirs, se parait à ses yeux des couleurs les plus roses.

Il avait une assez forte somme en or qu’il portait sur lui dans une ceinture de cuir. À l’aide de cet argent, il pourrait facilement reconstruire sa fortune dans les colonies anglaises où il serait complètement inconnu.

Une nuit qu’il avait regagné son cadre et rêvait à sa prochaine arrivée en Amérique, il fut soudain tiré de ses réflexions par un cri sinistre qui retentit sur le pont et que suivit un grand tumulte. Il s’habilla en un clin-d’œil, passa sa ceinture autour de son corps et monta sur le tillac.

— Le feu ! le feu ! criaient les marins en courant éperdue sur le pont.

À la lumière des étoiles, Bigot entrevit en effet une épaisse fumée qui sortait par les écoutilles. Il s’approcha et aperçut une grande lueur qui tranchait sur les ténèbres épaisses du fond de cale.

Un matelot imprudent avait déposé une chandelle allumée au-dessus d’un baril de goudron, qu’on avait ouvert dans la journée pour faire quelques réparation au navire. Appelé subitement sur le pont, le marin avait oublié sa chandelle qu’un coup de tangage avait jetée tout allumée dans le goudron qui avait pris feu.

Le capitaine arriva sur le tillac au moment que Bigot y mettait le pied. Il voulut d’abord essayer de faire éteindre la flamme qui déroulait ses longs anneaux dans les flancs du navire comme un serpent qui voudrait bondir hors de sa cage. Mais il reconnut bientôt l’inutilité des efforts de tout son équipage réuni. Le foyer en était déjà trop étendu pour qu’on pût éteindre l’incendie.

— Fermez les écoutilles, et qu’on mette les chaloupes à la mer ! commanda le capitaine.

C’était tout ce qu’il restait à faire. En privant ainsi le feu de l’air extérieur, on arrêtait un peu son action dévorante et l’on retardait d’autant le désastre.

On jeta en grande hâte une boussole et quelques provisions dans chacune des deux chaloupes du bord.

Mais l’effroi s’était emparé de tous ; car on entendait sous le pont les grondements sourds de l’incendie qui dévorait avec rage les parois intérieures du vaisseau,

Aussi s’y prit-on avec tant de précipitation pour mettre la première chaloupe à l’eau que les amarres qui la retenaient ayant été mal attachées, l’embarcation tomba lorsqu’elle n’était encore qu’à moitié chemin, et s’en alla frapper contre le flanc du navire où elle s’ouvrit en deux.

Un long cri de désespoir s’éleva sur le pont et chacun se précipita vers le dernier canot.

— Attendez ! cria le capitaine.

Mais déjà matelots et passagers, pendus aux câbles, faisaient glisser l’embarcation jusqu’à l’eau.

Comme elle touchait la mer, un craquement sinistre se fit entendre sous les pieds de tous.

Une partie du pont s’écroula par le milieu ; puis une longue et pétillante gerbe de feu monta en rugissant jusqu’à la grande hune.

La terreur se saisit de tous, et sans écouter la voix du capitaine et du second qui seuls avaient gardé leur sang-froid, chacun se précipita dans le canot.

Alors ce fut une lutte horrible pour entrer dans la chaloupe. Les premiers arrivés, s’apercevant qu’elle était déjà trop chargée, voulaient repousser les autres qui se jetaient sur eux en blasphémant et disputaient leur part de vie avec l’acharnement du désespoir.

Cet affreux tableau était éclairé par l’incendie qui, après avoir léché le grand mât, prenait maintenant aux voiles dont les lambeaux enflammés s’envolaient en pétillant au vent de la nuit.

Bigot, le capitaine et son second étaient seuls restés sur le pont et s’étaient réfugiés sur le gaillard d’arrière encore à l’abri du feu.

Ils jetèrent un regard d’épouvante et d’angoisse sur la chaloupe encombrée, où se voyait un terrible fourmillement l’hommes sinistrement éclairés d’en haut.

— Les malheureux n’iront pas loin, dit le capitaine. Laissons-les s’entr’égorger pour se noyer ensuite et tâchons de couper le gui d’artimon afin de nous y soutenir après l’avoir jeté à la mer.

Avisant une hache qui se trouvait à portée de main, il s’en saisit et se mit à attaquer la pièce de bois retenue au mât d’artimon.

Il en avait à peine coupé la moitié qu’une clameur profonde s’éleva sous l’arrière du vaisseau.

Bigot se pencha sur le bastingage.

Chargée outre mesure et violemment balancée par la lutte acharnée dont elle était le théâtre, la chaloupe s’était emplie d’eau et sombrait. Le grand nombre de ceux qui la montaient, et qu’un combat corps à corps tenait enchevêtrée, s’abima du même coup que le canot. Les quelques survivants essayèrent de regagner le vaisseau à la nage. Mais le vent gonflait toujours les voiles de misaine et d’artimon, et le navire allait plus vite que les nageurs ; tous, l’un après l’autre, disparurent sous la vague après avoir jeté un lugubre et dernier cri d’appel.

Maintenant, le feu gagnait la poupe du vaisseau. Le second prit la hache d’entre les mains fatigués du capitaine et parvint à détacher le gui du mât.

Après avoir tranché les cordages qui le retenaient encore, les trois hommes réunirent leurs forces et poussèrent la pièce de bois sur le bord.

Il était temps, car la chaleur devenait telle-