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Un imperceptible mouvement nerveux plissa le front de Péan.

C’était bien dommage, en effet, pour un homme âpre au gain, d’avoir à risquer une si forte somme d’un seul coup. Mais enfin, sous peine de passer pour un ladre, il lui fallait s’exécuter.

— C’est bien, dit-il en faisant les jeux, pendant que les autres joueurs plus timorés abandonnaient la partie et se penchaient vers la table, pour mieux voir l’intéressante tournée de cartes qui allait suivre.

— Trente en trèfle, dit Bigot avec insouciance.

— Trente-et-un en cœur répondit Péan d’une voix émue.

— Deschenaux, reprit l’intendant qui savait perdre en grand seigneur[1] et sans sourcilier, vous compterez demain vingt mille francs à M.  l’aide-major.

— Cordieu ! comme les cartes… et le cœur portent chance à ce damné Péan, souffla le contrôleur Bréard à l’oreille de Deschenaux.

— Oui ; mais c’est parce que M.  l’intendant joue à qui perd gagne, ajouta le malicieux secrétaire en jetant à la dérobée un regard à la belle Mme Péan.

— La Péan doit aimer beaucoup l’or pour rester attachée à ce punais, dit à sa voisine une femme laide et près du retour qui faisait tapisserie sur une causeuse.

— Oui ! ma chère ; et je pensais précisément que l’odeur désagréable exhalée par le cher homme, malgré tous les parfums qu’il emploie pour la combattre, est peut-être cause de la largeur démesurée des paniers de sa maîtresse, qui sait ainsi tenir… en société du moins, l’amant à une respectueuse distance ;

Et l’envieuse jeta un regard de convoitise sur la robe chatoyante qui retombait avec une riche ampleur autour de la femme enviée.

On enleva les tables de jeu.

— Ne disiez-vous pas tantôt, Bréard, fit Bigot en se dirigeant vers les dames, que les bourgeois se plaignent hautement de la taxe que nous leur avons imposée pour l’entretien des casernes ?

— Oui, monsieur. Il en est même qui ne se contentent pas de murmurer, mais qui menacent.

— Ah ! bah ! qu’importe, pourvu qu’ils payent !

Cette répétition du fameux mot de Mazarin eut un succès fou et fit rire aux éclats les courtisans de Bigot.

— Oui ! riez, messieurs ! répondit comme un écho une voix vibrante qui partit de l’extrémité de l’appartement.

Les femmes se retournèrent avec effroi, les hommes avec surprise.

Et tous aperçurent à la porte du salon un vieillard qui semblait plutôt un spectre, avec ses joues hâves et ses yeux creusés par la misère.

Derrière lui apparaissait la tête curieuse d’une pâle enfant dont les grands yeux noirs regardaient avec autant de timidité que d’étonnement la brillante réunion qui les frappait.

C’était M. de Rochebrune et sa fille, que le peu de lumière produit par l’éloignement des lustres ne permettait pas de reconnaître à l’endroit reculé où ils se trouvaient tous deux.

— Allez ! continua le vieux militaire d’une voix puissante qui avait plus d’une fois dominé le tumulte des batailles, gaudissez-vous, valets infidèles, car le maître est loin et le peuple, que vous volez sans merci, courbe la tête ! Allons ! plus de vergogne, vous êtes ici tout-puissants et le pillage amène l’orgie ! Il fait si bon, n’est-ce pas, pour des roués de votre espèce, s’enivrer à table alors que la famine règne sur la ville entière ! Certes, je conçois que ce raffinement réveille même l’appétit d’un estomac blasé !

« Prenez garde pourtant, mes maîtres ! car de l’escroquerie à la trahison, il n’y a qu’un pas à faire ! Et si le voleur risque au moins sa réputation, l’autre joue sa tête.

« Écoutez ! continua le vieillard, comme saisi d’une subite inspiration. L’ennemi s’avance… j’entends au loin le bruit de son avant-garde qui franchit la frontière… Manquant de vivres et de munitions, nos soldats inférieurs en nombre, retraitent pour la première fois… l’Anglais les suit… il s’approche… il arrive… et je vois ses bataillons serrés entourer nos murailles… Bien qu’épuisés par la disette et la lutte, le soldat, le milicien, le paysan disputent avec acharnement à l’étranger le sol de sa patrie… La victoire va peut-être couronner leur courage… Mais non ! des hommes éhontés se sont dit ; « Le moment est venu d’éteindre le bruit causé par nos exactions sous le fracas de la chute du pays que nous ayons si mal administré… Entendons-nous avec l’Anglais… » Et guidés par un traître, je vois nos ennemis tant de fois vaincus, surprendre et écraser nos frères ! Honte et malheur ! Ce traître, c’est par vous qu’il sera soudoyé !

« Oh ! puisse la malédiction d’un vieillard mourant et première victime de vos brigandages, stigmatiser votre mémoire, et, spectre funèbre, escorter votre agonie au passage de l’éternité ! »

Stupéfiés par cette brusque apparition qui pesait sur eux comme un remords, subjugués par cette voix tonnante qui leur jetait si hardiment leurs méfaits à la face, tous, maîtres, femmes et valetaille, avaient écouté sans pouvoir interrompre.

Bigot fut le premier à recouvrer ses esprits.

— Tudieu ! marauds ! cria-t-il aux valets ébahis, ne mettrez-vous pas ce fou furieux à la porte !

— Arrière ! manants ! exclama Rochebrune, qui retraversa lentement l’antichambre et sortit du palais suivi de loin par les domestiques qui n’osaient se rapprocher de lui.

Lorsque le plus hardi d’entre eux sortit sa tête au dehors, par la porte entrebâillée, il vit le vieillard chanceler et s’abattre lourdement sur le dernier degré du perron.

— Au diable le vieux fou ! fit le valet en refermant la porte, qu’il s’empressa cette fois de verrouiller au dedans.

  1. L’histoire nous dit que pendant que les pauvres gens crevaient de faim dans les rues de Québec, il se faisait chez Bigot un jeu d’enfer, et que l’intendant perdit deux cent mille francs dans une seule saison.