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— Mon Dieu ! Raoul, où allez-vous donc ainsi armé en guerre ? s’écria-t-elle.

Beaulac s’inclina d’abord devant Mlle de Longpré, puis vint s’asseoir auprès de Berthe dont il baisa respectueusement la main amaigrie.

— Mais répondez-moi donc ! reprit Mlle de Rochebrune avec un accent anxieux.

— Berthe, dit le jeune homme, qui sentait une larme trembler sur ses paupières, soyez courageuse. Sachons tous deux accomplir un nouveau sacrifice afin de bien mériter le bonheur qui nous attend sans doute, après tant d’épreuves.

— Que voulez-vous donc dire, Raoul ? Mais n’en avons-nous pas assez fait déjà de sacrifices ? À quelle autre épreuve nous faut-il donc être soumis maintenant ?

— Nous devons nous séparer pour quelque temps encore.

— Vous voulez m’éprouver, n’est-ce pas, Raoul ? Ne prolongez pas plus longtemps, je vous prie, cette plaisanterie cruelle, je ne suis pas encore bien forte, voyez-vous.

Et la pauvre enfant lui jetait un regard triste comme celui de la dernière rose blanche au dernier jour d’été.

— Une telle plaisanterie, Berthe, serait trop déplacée pour que j’en eusse un instant conçu l’idée. Pauvre ange, le fait est malheureusement trop vrai ! Je dois vous quitter ce soir pour rejoindre ma compagnie.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! Raoul !

Et Berthe se mit à pleurer.

Beaulac s’agenouilla devant elle, prit ses deux petites mains dans les siennes, et d’une voix caressante comme celle de la jeune mère à son enfant :

— Voyons, mon amour, soyez raisonnable. Je me trouve éloigné de ma compagnie sans congé d’absence et sans qu’il soit possible d’en obtenir un. D’ailleurs, ce n’est pas dans des circonstances aussi graves que celles où nous sommes qu’un homme d’honneur doit déserter son poste. Je ne m’étais décidé à rester dans la ville que pour vous accompagner à cette dernière demeure dont, grâce en soit rendue au ciel, un miracle vous a tirée. Maintenant que vous m’êtes rendue, il me faut songer au devoir et retourner immédiatement au poste où mon pays et mon roi m’appellent. J’ai dit immédiatement ; car dans un jour ou deux, il me serait impossible de quitter la ville que les Anglais cerneront sans doute complètement.

Berthe lui avait retiré ses mains et sanglottait entre ses doigts blancs qui cachaient à moitié son visage.

— Mais qu’allons-nous donc devenir, seules ici ? dit-elle au milieu de ses larmes. Pourquoi ne pas nous amener avec vous ?

— L’état de faiblesse dans lequel vous êtes encore, ma chère Berthe, rend la chose impraticable. Il me va falloir endurer bien des fatigues avant de rejoindre l’armée.

— Et affronter bien des périls, Raoul. S’il allait vous arriver malheur ! Mon Dieu !

— Écoutez, Berthe, il me semble que le ciel doit être lassé de nous éprouver par la souffrance et que ce sacrifice est le dernier qu’il nous demande. Je crois aux pressentiments, et tout me dit, cette fois, que nous nous reverrons bientôt, et pour ne plus nous séparer.

Mlle de Rochebrune écarta ses jolis doigts de devant son visage et essaya de sourire.

Mais soudain, la pensée d’un nouveau malheur venant l’obséder encore, son front se rembrunit et d’une voix tremblante elle s’écria :

Qui donc, en votre absence, Raoul, me défendra contre les horribles obsessions de cet homme, vous savez qui ?

— Bigot ! Rassurez-vous, Berthe ; il est rendu à Jacques-Cartier avec l’armée. Si, cependant, il avait laissé des instructions à ses gens pour vous molester en mon absence, vous seriez vaillamment défendue par un brave milicien qu’une jambe de bois dispense de service actif et qui a cependant encore assez bon bras et bon œil pour vous protéger contre toute la valetaille de l’intendant. Cet homme, qui m’est tout dévoué, se tiendra continuellement armé dans l’antichambre, à côté d’ici. On lui va dresser un lit, et il devra veiller sur vous, nuit et jour, comme sur la prunelle de son œil. Quant à Bigot lui-même, je l’observerai de près au camp, et je suis assez dans les bonnes grâces de mon commandant, M. de la Roche-Beaucourt, pour être chargé d’une mission quelconque afin de suivre Bigot s’il vient jusqu’ici.

— Mais que deviendrons-nous, Raoul, si la ville vient à être prise d’assaut ?

— C’est impossible, ma chère Berthe. Québec ne peut plus tenir et capitulerait plutôt sans combat ; son petit nombre de défenseurs, le manque de vivres et de munitions rendent toute résistance inutile si la ville n’est pas immédiatement secourue. Une capitulation honorable mettrait les habitants à l’abri de toute injure de la part des assiégeants. Mais je suis convaincu que M. de Lévis va venir sous peu de jours, avec l’armée, à la rescousse de la capitale. Maintenant, quant à ce qui est des vivres, j’avais eu soin, d’en pourvoir ma demeure avant le siège. Vous trouverez des provisions de toutes sortes dans ma cave, pour au moins deux mois. Seulement, vous voudrez bien excuser le peu de variété dans les mets que vous fournissent les provisions d’un pauvre assiégé. Comme vous avez tout perdu, Mlle de Longpré et vous, dans l’incendie qui a dévoré votre maison, et que désormais nous ne devons plus faire qu’une seule et même famille, vous trouverez dans mon secrétaire quelques milliers de francs qui vous aideront à subsister, si mon absence se prolonge plus longtemps que je ne le désire. Enfin, quand je serai de retour, nous ferons reconstruire, si vous le désirez, votre maison des remparts.

En ce disant avec un sourire, Raoul écarta doucement les petites mains qui lui cachaient la figure de sa fiancée, et l’embrassa tendrement sur le front en murmurant à son oreille :

— Allons, sèche bien vite ces méchantes grosses larmes, ou je vais les boire, là, sur tes beaux yeux.

Assise à l’écart, Mlle de Longpré se gardait bien de troubler le délicieux babil des deux pauvres amants et souriait silencieusement à leur bonheur.

La noble jeune fille, habituée depuis longtemps aux grands sacrifices dont son père lui