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terminable jour eut déchiré son âme de ses soixante aiguillons, quand la lumière du soleil eut été lassée d’éclairer son supplice, la nuit vint se pencher à son tour sur l’infortuné pour le bercer encore de la plainte irritante du souvenir.

Déjà l’obscurité descendait jusqu’au pavé des rues, lorsque Raoul se leva soudain.

— Il faut que je sorte, dit-il à Lavigueur.

— Pardonnez-moi, mon lieutenant, mais où allez-vous donc ?

— La voir.

— Me permettez-vous, monsieur Raoul, de la revoir aussi ? N’a-t-elle pas été mon enfant durant toute une année ?

Beaulac tendit la main au Canadien.

— Viens, dit-il.

Ils sortirent tous deux, et se dirigèrent silencieux du côté de la petite maison des remparts.

Ils entrèrent chez Mlle de Longpré.

Rien n’était changé dans la grand’chambre. Les draps blancs pendaient toujours le long des murailles comme de larges pans de marbres funéraires. Deux cierges brûlaient encore à la tête du lit sur lequel la blanche morte dormait dans la suprême immobilité. À côté d’elle, deux vieilles femmes priaient à genoux. Seulement, à gauche de l’estrade, appuyé sur deux chaises, s’étalait un cercueil béant et noir.

Beaulac s’avança lentement, mais d’un pas ferme. Lavigueur le suivait ; ses jambes tremblaient sous lui.,

Arrivé à côté du lit, Raoul inclina ses deux genoux vers la terre et contempla l’être adoré que la tombe allait engloutir.

Derrière lui, Lavigueur, aussi à genoux, pleurait la figure perdue dans ses deux mains.

Pas une larme ne mouillait l’œil fixe de Raoul. Aucun muscle ne tressaillait dans son visage immobile et pâle comme une figure de cire.

Les deux vieilles femmes avaient cessé de murmurer leurs prières, et l’on n’entendait plus que les sanglots étouffés de Lavigueur, avec, au dehors, les tintements lugubres d’une cloche qui sonnait les glas d’un mort.

Soudain, Raoul étendit le bras droit au-dessus du front de son amante, et d’une voix creuse, sépulcrale :

— Berthe de Rochebrune, dit-il, ma fiancée devant les hommes et devant Dieu, je jure, moi, Raoul de Beaulac, que tant qu’un souffle de vie m’animera, je n’aurai d’autre désir, d’autre but que de châtier de mort l’infâme qui a causé la tienne. Alors, et seulement quand j’aurai tué cet homme, comme il ne me restera plus qu’à te rejoindre au ciel, je supplierai Dieu de m’envoyer au cœur la première balle du combat où j’accourrai au-devant de cette mort aimée, qui seule peut maintenant nous réunir !

Il dit et pencha sa figure sur le visage froid de la trépassée.

Quand ses lèvres touchèrent dans le baiser d’adieu le front de son amante, Raoul crut que son cœur allait éclater dans sa poitrine. Pendant un instant, il se sentit mourir…

Mais les dernières paroles du serment qu’il venait de proférer bruissaient encore à son oreille. Aussi comprima-t-il sa douleur en lui-même comme dans un réseau d’airain.

Pour venger Berthe, il fallait vivre, et pour vivre, il devait vaincre la souffrance.

Il se releva, fit deux pas vers la porte, se retourna, revint vers Berthe, la baisa une seconde fois au front avec autant de respect qu’il eût porté aux reliques d’un martyr, et sortit brusquement.

Lavigueur le suivit en s’appuyant aux murailles pour ne point tomber. Lui, dont la force physique était double de celle du gentilhomme, était pourtant plus faible dans une lutte corps à corps avec la douleur morale.

La cloche tintait toujours au-dessus de la ville, et ses vibrations funèbres se traînaient lentement sur la brise nocturne.

— Mon Dieu ! que cette cloche me fait mal ! murmura Raoul en reprenant d’un pas fiévreux le chemin de son logis.

— Elle sonne les funérailles du général Montcalm, dit Lavigueur pour changer le cours des pensées de Beaulac.

— Quoi, le général est mort !

— Oui, la nuit passée, monsieur Raoul. On l’enterre ce soir aux Ursulines.

— Il est bien heureux, lui ! repartit Beaulac d’une voix sourde.[1]

Le sang-froid dont Raoul avait fait preuve en présence du corps inanimé de son amante, commençait pourtant à se fondre au contact du feu de sa douleur. La réaction se faisait déjà et le sang bourdonnait dans ses tempes, surchauffé par la fièvre.

Quand ils arrivèrent devant la demeure du lieutenant, Lavigueur s’arrêta pour le laisser entrer.

— Non ! non ! j’étoufferais ! cria Raoul. Il me faut de l’air ! Et comme l’insensé qui semble chercher instinctivement partout sa raison absente, Beaulac continua d’errer par les rues sombres et désertes sans savoir où il allait.

La cloche du monastère pleurait toujours et le vent de la nuit balançait sa plainte monotone au-dessus de la ville silencieuse et morne.

Raoul tourna le coin de la rue Couillard et remonta la rue de la Fabrique.

Au fond de la grande place se dressaient les hautes murailles de la cathédrale en ruine. Le toit s’étant effondré dans les flammes, le ciel, apparaissait librement à travers les vitraux du portail et les fenêtres défoncées de la nef. Du clocher élevé, il ne restait plus que la lourde tour du beffroi, au-dessus de laquelle se levait en ce moment le disque de la lune, si brillant, si mystérieux et si grand, qu’on aurait cru voir l’œil de Dieu errer sur les décombres de son temple dévasté.

La cloche des Ursulines laissait cependant tomber sans relâche ses sanglots dans la nuit.

À mesure que Raoul avançait, il se heurtait de plus en plus contre mille débris de poutres noircies et de pierres calcinées qui encombraient la rue. Car toute la partie de la haute-

  1. « Montcalm rendit le dernier soupir le matin du quatorze septembre, et fut enterré le soir du même jour, à la lueur des flambeaux, dans l’église des religieuses ursulines, en présence de quelques officiers, dans une fosse faite le long du mur par le travail de la bombe. » M. Garneau.