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absent. Voilà pourquoi Beaulac était venu se heurter si brusquement contre le cadavre de sa fiancée.

Meurtri, broyé par la main d’airain du malheur qui l’étreignait avec une fureur toujours croissante depuis quelques mois, Raoul passa une horrible nuit.

Parfois, dans le paroxysme de sa douleur, il maudissait le ciel qui l’avait fait si malheureux. Ramené tantôt à de meilleurs sentiments par les bons principes qu’il devait à sa pieuse mère, morte depuis plusieurs années, il demandait pardon à Dieu des blasphèmes que lui arrachait le délire. Puis son imagination surchauffée, exaltée, lui soufflait d’ardentes prières. Alors il implorait à grands cris le Seigneur et la Vierge de rendre par un miracle la vie à sa fiancée.

Durant cette interminable nuit, dont chaque seconde enfonçait son dard dans le cœur endolori du jeune homme, Raoul pleura toutes les larmes de ses yeux. Si, au moins il eut eu à sa portée l’affection d’un parent ou d’un ami pour caresser et calmer sa souffrance. Mais il était seul, le pauvre orphelin, le triste abandonné. L’état d’agitation extrême dans lequel se trouvait la ville avait plongé chacun dans une situation analogue à la sienne. Car les victimes de la bataille comptaient bien des amis et des parents dans la capitale en deuil.

Sur le matin cependant, comme Beaulac épuisé gisait sur sa couche, abruti par la souffrance morale, il entendit des pas pesants auprès de lui. Mais il ne bougea pas.

Il sentit qu’une main rude se posait sur son épaule. Il put lever enfin la tête.

Lavigueur se tenait debout devant lui et le regardait avec une profonde commisération.

Le contact de la main loyale du seul homme qui lui fût dévoué dans le malheur, eut un effet terrible sur son organisation énervée. Si la source de ses larmes n’eût pas été tarie, Raoul aurait fondu en pleurs. Mais ses yeux, brûlés par l’insomnie et la fièvre, restèrent secs. Sa poitrine se souleva comme pour sangloter. Et cependant, ses lèvres firent vibrer un rire nerveux et strident.

— Mon Dieu ! il est fou ! pensa Lavigueur qui, avec un puissant effort, parvint à étouffer un sanglot convulsif.

À la dérobée, il essuya deux grosses larmes qui foulaient sur ses joues hâlées. Il comprit que pour opérer une diversion salutaire à l’exaltation douloureuse de Beaulac, il fallait donner un autre cours à l’emportement de sa passion.

— Monsieur Raoul, dit-il d’une voix tremblante.

Beaulac riait toujours, mais d’un rire épouvantable.

— Monsieur Raoul, il vous faut vivre pourtant.

Le jeune homme ne semblait pas entendre.

— Savez-vous pourquoi, mon lieutenant ?

Le brave Canadien serrait affectueusement la main de Beaulac dans sa grosse main calleuse.

— C’est qu’il vous reste à vous venger !

Raoul ne riait plus et semblait écouter cette voix qui lui parlait, comme si elle fût venue de loin, de bien loin.

— Me venger ? murmura-t-il.

— Oui, mon lieutenant, vous venger de Bigot.

— Bigot ! cria Raoul.

Son œil éteint se ranima. Il grinça des dents.

— Ô l’être exécrable, cause de tous mes maux ! s’écria-t-il.

— Cause surtout de la mort de mademoiselle Berthe, reprit Lavigueur dont la voix trembla.

— Que dis-tu, Jean ?

— La vérité. Ma sœur qui est mariée avec Pierre Couture, le menuisier qui demeure à côté d’ici, dans votre rue, ayant été éveillée ce matin en sursaut par les cris d’alarme que jetaient les clairons du corps de garde de la porte Saint-Jean, sauta à bas du lit pour aller regarder ce qui se passait dans la rue. Elle aperçut de la fenêtre une femme étendue sans vie devant la porte, tandis qu’un homme s’enfuyait à toutes jambes après s’être penché un instant vers la jeune femme. Cet homme, elle eut le temps de le reconnaître. C’était l’intendant. La jeune femme, mademoiselle Berthe.

Raoul poussa un cri de rage, un hurlement de bête féroce.

Il ne pouvait pas parler, il suffoquait, et tournait autour de sa chambre comme dans sa cage un lion furieux.

— Qu’ai-je fait, mon Dieu ! pensa Lavigueur. Sa folie va le reprendre, pire que tantôt. Il va se tuer peut-être !

Mais Beaulac s’apaisa bientôt, et venant s’arrêter en face de Lavigueur étonné de ce changement brusque, il lui dit d’une voix calme, terriblement calme :

— Oui, Jean ! il faut vivre pour qu’il meure, cet homme maudit ! Vois-tu, Jean, c’est cette main-ci qui le tuera !

La menace était si fortement accentuée, que Lavigueur en frissonna.

— Mais, ajouta Raoul, quand j’aurai vengé Berthe, je ne vivrai pas longtemps…

Lavigueur n’osa point relever ces dernières paroles.

Il était trop content du résultat obtenu.

Il passa le reste du jour avec Raoul, de peur qu’une nouvelle crise venant à s’emparer du jeune homme, ce dernier n’attentât à ses jours dans un moment de délire.

Mais, ainsi que l’avait prévu le Canadien, les idées de vengeance qu’il avait infiltrées en Beaulac avaient apaisé la frénésie de la douleur de Raoul.

Maintenant, bien qu’il fût sombre comme la pierre d’un tombeau dans une pluvieuse nuit d’automne, et qu’il ne dit pas une parole à Lavigueur pendant tout le jour que celui-ci s’astreignit à passer à côté de lui, un grand calme, voisin il est vrai d’un profond abattement, succéda à l’excitation fébrile qui l’avait précédé.

Et pourtant, comme il le retournait dans son cœur ce dard atroce que la main de l’infortune y avait enfoncé ! Comme il se complaisait, durant cette lente journée, à envenimer sa blessure en la froissant sans relâche au contact de la mémoire de ses joies passées !

Enfin, quand chacune des minutes de cet in-