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rieur l’on avait vue sur la partie des plaines d’Abraham qui avoisine la ville.

Bigot s’était rendu dans l’appartement le plus élevé, du côté de la campagne, et s’était mis en faction, à la fenêtre, dès le milieu de la nuit.

Vers une heure du matin, il avait entendu, venant du Foulon, des coups de feu qui grondaient sourdement à distance. Mais la nuit était encore trop noire pour qu’il y pût voir quelque chose.

Durant plus d’une heure il prêta l’oreille à la fusillade, qui finit par s’éteindre et cesser tout à fait.

Qui saura jamais les angoisses honteuses du traître tandis que sa face blême, sortie de la fenêtre ouverte, se penchait dans l’ombre pour aspirer, avec l’air frais de la nuit, les premières effluves du malheur qu’il préparait au pays depuis si longtemps ? Qui nous dira les tempêtes qui soulevèrent sa poitrine pendant les trois heures que ses yeux hagards voulurent percer les ténèbres pour y trouver l’indice de notre honte et du succès de son infamie ?

La nuit, cependant, fuyait peu à peu devant l’aurore qui, victorieuse, envahissait la campagne en refoulant l’obscurité.

Dès le premier reflet de jour pâle qui vint éclairer la plaine, Bigot la scruta d’un regard avide. Mais il ne vit rien ; car le renflement de la colline qui s’élève à quelques arpents de la porte Saint-Louis s’interposait entre lui et l’armée anglaise, dès lors rangée en bataille au pied de la déclivité qui commence auprès de la prison neuve. Bigot, qui s’était imaginé que les ennemis tenteraient de surprendre la ville s’ils réussissaient à s’emparer des hauteurs de la falaise du Foulon, fut consterné de ne point voir les Anglais apparaître près des murs.

Pendant plus d’une heure, son œil terne resta fixé sur le mamelon de verdure qui traçait sa ligne onduleuse sur le ciel rosé du matin, mais vainement. L’Anglais ne se montrait pas.

— Auraient-ils été repoussés ? se dit l’infâme, qui déplorait déjà l’inutilité de sa trahison.

Il était quatre heures.

Tout à coup, il entendit le son des clairons qui donnaient l’alarme. Ces cris stridents du cuivre venaient de la porte Saint-Jean.

Il bondit sur ses pieds et descendit les escaliers quatre à quatre pour aller voir ce qui se passait au dehors.

Après avoir fait quelques pas dans la rue Saint-Louis, il la quitta aussitôt pour s’engager dans les rues Sainte-Anne et du Trésor. Il déboucha en courant dans la rue Buade, longea la cathédrale et traversa la grande place de l’église.

Mais il ne rencontrait personne.

Son excitation était si grande qu’au lieu de descendre la rue de la Fabrique, ainsi qu’il en avait d’abord l’intention, il continua d’avancer tout droit dans la rue de Léry.

Quand il reconnut son erreur, il avait descendu la moitié de la côte.

Il s’arrêta une seconde.

— Bah ! pensa-t-il, ce n’est pas la peine de remonter. Continuons. Je vais prendre la rue Couillard.

C’était la fatalité qui le poussait ainsi.

Comme il tournait le second coin de rue qui s’offrit à sa gauche, il aperçut Mlle de Rochebrune à dix pas de lui.

— Mordieu ! s’écria-t-il, comment se fait-il que les Anglais l’aient laissée s’envoler sans m’en prévenir !

Il fit deux pas au-devant de la pauvre enfant, qui s’affaissa morte d’effroi.

Elle le redoutait et le haïssait tant cet homme, que sa présence inattendue avait arraché soudain à Berthe le peu de force et de vie qui lui restait encore.

Bigot s’arrêta près de la jeune fille étendue sans mouvement au milieu de la rue.

— Que faire ? dit-il en se frappant le front.

Mais il n’eut pas le temps de délibérer davantage, car l’alarme jetée dans la ville y courait comme une traînée de poudre à laquelle on met le feu.

Déjà les miliciens et les bourgeois sortaient de leurs maisons, et de toutes parts des clameurs confuses s’élevaient.

— Filons ! pensa Bigot. On ne doit pas me voir ici, et d’ailleurs, la belle n’étant qu’évanouie, je la retrouverai bientôt.

Il venait à peine de disparaître au premier détour de la rue qu’un petit groupe de miliciens qui s’étaient habillés et armés à la hâte, vint se heurter sur le corps de Berthe en criant :

— Aïe !

— Holà !

— Qu’est cela ?

— Une femme !

— Évanouie.

— Morte !

— Attends donc que l’on voie !

— Diable ! mais c’est… Mlle de Rochebrune, la cousine à la vieille demoiselle Longpré qui demeure sur les remparts. On disait pourtant qu’elle était prisonnière des Anglais.

— On ne la laissera pas dans la rue ?

— On a ben le temps de faire revenir cette demoiselle…

— Tut ! tut ! interrompit un sergent qui se trouvait avec eux, que deux d’entre vous la portent chez sa parente. Allons, Pierre et Jacques, vite, et venez nous rejoindre ensuite à la porte Saint-Jean.

Les deux hommes désignés s’exécutèrent.

Au bout de quelques minutes, ils frappaient à coups de crosse dans la porte de l’habitation de la vieille dame.

Nous renonçons à peindre la douloureuse surprise qui saisit Mlle de Longpré à la vue du corps inanimé de sa parente.

D’abord, elle voulut croire que la jeune fille n’était qu’évanouie. Mais quand on eut essayé tous les moyens imaginables pour la faire revenir, et qu’on eut constaté que la malheureuse enfant ne donnait aucun signe de vie, Mlle de Longpré perdit connaissance.

Quelques voisines charitables se chargèrent d’ensevelir Berthe, qu’elles placèrent dans le salon, ou la grand’chambre, comme on disait alors.

Un tel état de torpeur suivit l’évanouissement de Mlle de Longpré qu’elle ne songea nullement à faire parvenir cette fatale nouvelle chez Raoul, que, d’ailleurs, elle devait croire