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en se demandant s’il avait le cauchemar ou s’il était fou.

Mais l’implacable réalité brûlait ses yeux.

Il étendit soudain les bras et vint se jeter sur l’estrade en criant :

— Berthe ! ô mon Dieu ! Mais dis-moi, Berthe, que ce n’est pas vrai ! Non, ma bien-aimée ! tu n’es pas morte ! dis ?

Elle ne répondait pas, la jeune fille. Raoul saisit ses mains qu’elle avait croisées sur la poitrine et les secoua avec frénésie.

Les deux blanches mains se séparèrent et la gauche seule resta dans celles de Raoul. Elle était inerte et froide comme celle d’une statue de marbre.

— Je t’en supplie, Berthe ! poursuivit le malheureux avec des accents de voix déchirants, cesse ce jeu atroce ! je sais bien que tu n’es pas morte, va ! N’étais-tu pas avec moi, ce matin, sur mon cheval noir ! Tu as voulu m’éprouver, n’est-ce pas ? Mais c’est assez ! Car vois-tu, Berthe, je souffre le martyr ! Mais tu veux donc que je meure pour tout de bon, moi ! Mon Dieu ! c’est donc vrai, vous m’avez tué ma fiancée ! Ah ! que trois fois maudit soit le jour où vous m’avez donné la vie !

À ces cris délirants qui remplissaient la maison, d’autres cris répondirent d’une chambre voisine, et Mlle de Longpré, accourant éplorée, vint s’affaisser près de l’estrade. Raoul ne pouvait plus douter de l’immensité du malheur qui s’effondrait sur lui.

Il se releva tout à coup, pâle, muet, les yeux secs. Durant quelques minutes il resta immobile. Tant de sanglots furieux bouillonnaient dans sa poitrine, qu’il crut un moment qu’elle allait éclater sous cette énorme pression. Mais, comme la vapeur qui bondit de la bouilloire surchauffée, lorsqu’on finit par donner une issue à sa fureur, de violents sanglots sortirent enfin de sa gorge, tandis que des flots de larmes jaillissaient de ses yeux égarés.

Ses genoux retombèrent en terre, et sa tête s’affaissa sur l’oreiller de Berthe, où ses cris étouffés se mêlèrent avec les pleurs qui baignaient, de leur chaude amertume, la chevelure noire de sa fiancée, dont les longs anneaux se déroulaient en vagues onduleuses autour de la figure et du cou de la morte.

Seule, sur le lit tout blanc, dans ses vêtements de vierge, la demoiselle de Rochebrune gardait son immobile impassibilité.

Blanche était sa figure, comme les gouttes de cire qui lentement glissaient le long des deux cierges allumés à son chevet, pour venir se figer dans le réservoir des chandeliers d’argent. Ses paupières, qu’on n’avait pu réussir à fermer entièrement, laissaient voir à demi le cercle des noires prunelles sous les longs cils bruns dont l’ombre frangeait les joues pâlies. Ses narines dilatées semblaient vibrer encore comme au souffle de la colère ou de la terreur, et sa bouche, aux lèvres décolorées, était contractée comme par un transport de haine ou d’effroi.

Malgré sa beauté, elle faisait ainsi mal à voir, tant l’expression tourmentée de sa figure différait de celle des jeunes filles qui se sont endormies dans la paix du Seigneur.

Il fallait que son agonie eût été terrible.

Raoul restait écrasé sous l’énorme poids de son infortune.

Longtemps on entendit le bruit navrant de ses sanglots étouffés à demi dans l’oreiller sur laquelle reposait insensible la tête de son amante.

Quelquefois ses sanglots se changeaient en cris spasmodiques et sa douleur se réveillait plus intense, comme le feu d’un brasier auquel on jette un nouvel aliment. C’est qu’alors il songeait que le matin même, il la pressait contre son cœur, sa belle fiancée qui frémissait sous son étreinte ardente. C’est que les gais rêves d’avenir qu’il faisait alors, revenaient maintenant, par volées, croasser sur son malheur et lui jeter le cri sinistre entendu par un poète malheureux dans une heure d’amer délaissement :

« Never ! o never more !  »

Une fois, il essaya de relever la tête pour s’assurer si réellement elle était bien morte, celle qui lui disait, à l’aurore si riante de ce funeste jour : Raoul, je t’aime !

Mais à peine l’eut-il envisagée, qu’il fut pris d’une nouvelle crise.

Éperdu de souffrance, exalté par la douleur, il colla ses lèvres brillantes sur la bouche glacée de la morte. Puis, sentant que le délire lui montait en bouillonnant jusqu’au cerveau, il s’arracha de ce baiser suprême et sortit en courant comme un fou.

Voyons maintenant ce qui était arrivé à Mlle de Rochebrune, après que Raoul l’avait quittée à l’entrée de la rue du Palais.

Quand la déclivité de la côte lui eut caché son fiancé, elle continua de longer la rue Saint-Jean et se dirigea vers la rue Couillard en gagnant les remparts de l’est.

Encore convalescente, énervée par les angoisses et les fatigues de la nuit, brisée, par la course à cheval qu’elle venait de faire, Berthe avait ressenti une faiblesse extrême en mettant pied à terre.

Elle entra dans la rue Couillard en se traînant avec peine et demandant à Dieu qu’il lui donnât la force d’atteindre le logis de sa parente.

Le sang bourdonnait dans ses tempes et ses muscles détendus lui refusaient leur secours. Elle sentait ses jambes se dérober sous elle à chaque pas.

Elle allait cependant entrer dans la côte de Léry, qui termine la rue Couillard à angle droit, lorsqu’elle se trouva soudain face à face avec un homme qui descendait en toute hâte.

À peine eut-elle envisagé cet homme, qu’elle jeta un grand cri et s’affaissa mourante au milieu de la rue.

Celui dont la vue seule l’avait ainsi foudroyée, c’était Bigot.

L’intendant, anxieux du résultat de sa trahison, avait passé la nuit dans le logis désert de Mme Péan, qui était absente de la ville avec tous ses serviteurs depuis le commencement du siége. La maison de la dame était située, comme on sait, dans la rue Saint-Louis et dominait de beaucoup les remparts de l’ouest, alors très-peu élevés ; de sorte, que de l’étage supé-