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avec le pied. Les loups avaient tiré le corps à eux, et la trappe, en se refermant à mesure, avait retenu la jambe gauche qu’ils n’avaient pu dégager et qu’ils avaient rongée jusqu’à ce que ce dernier débris, emporté à l’intérieur par le poids du pied, fût retombé au dedans du souterrain.

Quand Bigot revint, quelque temps après, à Beaumanoir pour emporter ses richesses en France, il comprit toute l’horrible scène qui s’y était passée au désordre qu’il remarqua de suite dans le souterrain du château.

Quant au coupable, il le reconnut par la boucle d’argent, marquée à ses armes, des souliers qu’il avait autrefois donnés à son valet de chambre et qu’il trouva près des ossements du pied gauche de Louis Sournois.


CHAPITRE VII.

COUPS DE FOUDRE.


Vous souvient-il, lecteurs, d’une toute vieille maison de pierre, basse, à un seul étage, que l’on voyait, il y a douze ans, sur les remparts, à quelques cents pieds plus bas que la rue Saint-Georges ? Vous rappelez-vous qu’en longeant ses murs séculaires, rongés et affaiblis par le temps, vous reteniez votre haleine, tant vous aviez peur que le moindre souffle ne fournît un prétexte à ses murailles chancelantes et à son toit fatigué par la pesanteur des ans, de s’effondrer sur votre tête ? Et vous passiez bien vite en voyant le trou béant que formait la toiture fuyant certain angle des murailles boiteuses qui lui refusaient leur appui.

Quand vous aviez laissé derrière vous cette ruine croulante, vous vous retourniez en vous demandant par quel phénomène d’équilibre se maintenait cette cheminée si voûtée, si torturée que vous l’eussiez pensée jalouse des paraboles fantastiques décrites par le reste de l’édifice invalide.

Enfin, vous continuiez votre chemin, tout en vous disant que le lendemain l’on verrait assurément la rue encombrée des débris de cette masure écroulée pendant la nuit.

Mais des semaines, des mois et des années s’écoulaient sans donner le coup de grâce à cette charpente vermoulue, tandis que le soleil de chaque jour n’en donnait que plus de vigueur aux touffes de mousse et d’herbe qui trouvaient moyen de croître sur ce toit d’un autre âge.

En 1759, la maison dont nous venons d’esquisser la décrépitude était presque neuve ; M. de Rochebrune l’ayant fait bâtir quelque temps après son arrivée en Canada. Après sa mort, elle avait été abandonnée pendant l’année que Mlle de Rochebrune avait passée chez Lavigueur. Mlle de Longpré l’occupait avec Berthe, après avoir adopté la malheureuse enfant.

Grâce à son peu d’élévation et à son isolement des autres habitations, la petite maison des remparts avait peu souffert des boulets des assiégeants et évité l’incendie qui avait dévoré la plus grande partie de Québec. La cheminée, emportée à moitié par un boulet, avec une longue éraflure creusée dans le mur de pignon, à gauche, par un éclat d’obus, témoignaient seuls du passage des projectiles anglais.

On sait que Mlle de Longpré, désolée de la disparition et de la captivité de Berthe, n’avait pas voulu s’éloigner de la ville avant le retour de la jeune fille. Rien n’avait pu la déterminer à quitter sa demeure, tout exposée qu’elle y fût.

Elle s’était contentée de matelasser les fenêtres qui donnaient sur le fleuve et la Pointe-Lévi, pour se mettre, autant que possible, à l’abri des projectiles.

C’est à la porte de cette maison que nous avons laissé Raoul de Beaulac au moment où il allait frapper pour s’annoncer.

On se rappelle qu’à l’instant où il allait porter la main au lourd marteau de fer, il avait éprouvé au cœur une violente contraction, en se demandant si ce n’était pas un pressentiment qui le prévenait d’un nouveau malheur.

C’était une douleur aiguë, poignante, accompagnée d’un grand affaissement moral, et telle, que le jeune homme, doué d’un tempérament robuste, n’en avait jamais ressentie.

Il fut quelque temps à se remettre, car on ne vint lui ouvrir qu’au bout de quelques minutes, et lorsqu’il eut frappé deux fois.

Il commençait à respirer plus librement quand la porte s’ouvrit.

En le voyant, la servante devint terriblement pâle, et l’émotion qu’elle éprouva fut telle, qu’elle ne put répondre à Raoul lorsqu’il lui demanda si les dames pouvaient le recevoir.

Encore tout énervé lui-même, Beaulac ne prêta qu’une faible attention à la pâleur de la servante et crut que l’altération de ses propres traits avait frappé la jeune fille.

— Mon Dieu ! n’allez pas plus loin, monsieur de Beaulac ! cria celle-ci en l’arrêtant par le bras.

— Mais, qu’y a-t-il donc ? lui dit Raoul d’une voix tremblante et étouffée.

La servante voulut répondre, mais les paroles s’accrochaient dans sa gorge.

Puis, comme si ce qu’elle avait à dire était trop douloureux à prononcer, la pauvre fille se sauva en laissant la porte ouverte.

La commotion que sa robe imprima à l’air en passant devant une porte qui s’ouvrait à gauche sur le salon, apporta jusqu’à Raoul une forte odeur de cierge allumé.

Attiré par une puissance invincible, le jeune homme s’avança dans la direction de la grand’chambre. Quand il eut fait trois pas — l’intérieur de l’appartement lui était encore caché — il aperçut une lueur rouge qui se reflétait sur le vernis de la porte entr’ouverte.

Arrivé à l’entrée de la chambre, il s’arrêta sur le seuil, les yeux fixes de terreur, stupéfait, pétrifié, anéanti.

De grands draps blancs couvraient les quatre murs et masquaient les fenêtres en arrêtant la lumière du jour.

Au milieu de la chambre s’élevait une estrade noyée sous des flots de mousseline blanche. Deux cierges brûlaient doucement auprès, sur une petite table recouverte de fine toile, et éclairaient de leur lumière froide le pâle visage d’une jeune fille étendue, sans mouvement, sur le lit mortuaire.

Deux vieilles femmes agenouillées égrenaient leur chapelet auprès du corps inanimé.

Raoul se serra la tête avec ses deux mains