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des armes, afin de pouvoir humilier Montcalm, qu’il n’avait jamais aimé, si la victoire eût toutefois voulu seconder ses efforts.

Mais il fut décidé, par la majorité des officiers présents, que l’on se replierait sur la rivière Jacques-Cartier.

Cette retraite précipitée n’est pas à louer non plus. Car à l’aide des cinq mille hommes de troupes fraîches qui restaient, on pouvait, sans engager une action décisive, harceler l’ennemi, continuer de protéger la ville et veiller à la ravitailler, en attendant le retour de M. de Lévis qui, prévenu de la défaite du treize, descendit de Montréal en toute hâte et arriva le dix-sept septembre au camp de Jacques-Cartier, mais trop tard pour prévenir la capitulation de Québec.

Le soir même de la bataille, alors que les ténèbres purent cacher ses mouvements aux troupes anglaises, l’armée française se mit à défiler en silence par le chemin qui mène à Lorette, pour de là se diriger vers la rivière Jacques-Cartier, en traversant Saint-Augustin et la Pointe-aux-Trembles.

Ils partaient donc les uns après les autres, compagnies, bataillons, régiments, lorsqu’un bouquet de broussailles, avoisinant la route qui monte à Charlesbourg, s’agita presqu’insensiblement au passage d’un groupe d’officiers à cheval, qui s’en allaient au pas de leur monture. Personne ne remarqua ce léger bruit, non plus qu’un homme qui se tenait tapi dans le fourré. Cet homme avança prudemment la tête entre les branches et parut examiner avec le plus vif intérêt les cavaliers qui passaient.

L’un d’eux disait à demi-voix à ses compagnons de route, mais assez haut pour être entendu de l’individu blotti dans les broussailles :

— Savez-vous, messieurs, que je suis inquiet de Sournois, mon pauvre valet de chambre. Il était ce matin à l’intendance, je l’y ai vu avant la bataille, mais depuis il a disparu. Que diable est-il devenu ? S’il était brave, je pourrais croire qu’il a voulu prendre sa part du combat et qu’il a succombé. Mais je connais trop mon homme pour penser un instant qu’il aura voulu affronter les balles quand rien ne l’y obligeait.

— Alors, reprit une autre voix, le bruit de la fusillade l’aura peut-être tellement effrayé qu’il se sera réfugié dans les caves de l’intendance.

— Cela se peut, repartit Bigot en riant ; car l’ivrogne a toujours eu un faible pour cette partie du palais. À moins, toutefois, qu’il n’ait gagné Beaumanoir.

Les voix devinrent confuses et s’éteignirent peu à peu à mesure que s’éloignaient les cavaliers.

Une autre compagnie passa. C’était la dernière.

Alors l’homme qui se tenait agenouillé dans les broussailles sortit en faisant craquer les branches, et grommela ces mots, tout en s’engageant dans la route qui monte à Charlesbourg.

— Votre dernière pensée est la meilleure, monsieur l’intendant ; car si je ne suis pas précisément à Beaumanoir, je m’y en vais du moins. Enfin, le moment attendu depuis longtemps est arrivé. Ouf ! je me sens tout rompu d’être resté accroupi une heure dans ce tas de branches. Hâtons le pas pour nous dégourdir un peu.

Et Sournois continua d’avancer vers Charlesbourg.

Épiant dès le matin l’issue de la bataille, le valet avait sellé lui-même un cheval à l’intendance, tandis que Bigot était à la haute ville, d’où il regardait la bataille du haut des remparts de l’ouest. Alors que les premiers fuyards descendirent en courant dans la vallée de la rivière Saint-Charles, Sournois sauta en selle, inaperçu, grâce au tumulte qui régnait partout, et gagna le pont de bateaux.

Deux motifs le poussaient à agir ainsi ; d’abord, l’exécution du fameux projet qu’il ruminait depuis longtemps de voler le trésor de son maître dans le souterrain de Beaumanoir ; ensuite, l’instinct de la conservation, que le valet possédait à un éminent degré.

Il avait bientôt dépassé les fuyards et s’était rendu à fond de train chez un habitant de Charlesbourg, qu’il connaissait. Après avoir passé là toute l’après-midi, Sournois avait attendu l’obscurité pour descendre à pied vers le pont de bateaux, et s’était caché dans les broussailles, d’où nous l’avons vu sortir.

Son dessein était de se mêler aux soldats pendant la soirée et d’apprendre d’eux si l’armée n’allait pas retraiter, et si, dans ce cas, l’intendant la suivrait immédiatement.

Mais il y avait à peine quelques minutes qu’il était tapi dans le fourré, lorsque les soldats commencèrent à défiler devant lui.

Quelques lambeaux de conversation qu’il surprit par-ci par-là le mirent bientôt au fait du mouvement rétrograde des troupes. Quant à l’intendant, Sournois l’entendit parler sur son propre compte et le vit disparaître avec l’état-major à la suite de l’armée.

Sifflant un air joyeux entre ses dents, il allait maintenant d’un pas leste et rapide et remontait le chemin poudreux de Charlesbourg.

Arrivé à l’une des premières maisons de la paroisse, il s’y arrêta. C’était là qu’il avait passé une partie de l’après-midi. Après avoir glissé un écu dans la main de son hôte, il le pria de l’accompagner à la grange avec un fanal pour l’éclairer et l’aider à seller son cheval.

Le vieillard, dont les deux fils étaient à l’armée et qui les savait sains et saufs pour les avoir vus durant la journée, le suivit à l’instant. Son falot allumé se balançait dans sa main droite à chacun de ses pas et répandait sa lumière sur l’herbe humide où se dessinait fantastiquement l’ombre allongée des deux hommes.

— C’est donc ben vrai que les Anglais nous ont battus ? demanda le vieillard à Sournois, qui sanglait les courroies de la selle sur les flancs de son cheval.

— Oui, père.

— Mais nos gens ne laisseront pas ça comme ça. Ils vont ben vite prendre leur revanche, je suppose…

— Pas tout de suite, père. L’armée bat en retraite vers la rivière Jacques-Cartier.

— Plaît-il ? fit le vieillard que l’âge avait rendu sourd.

— Notre armée retraite en ce moment vers la rivière Jacques-Cartier.