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II


Somptueux devait être l’intérieur de la résidence d’un homme tel que Bigot, qui avait apporté de France ces goûts de luxe, de bien-être et de mollesse qui distinguèrent le règne du roi Louis xv.

L’histoire et la tradition, d’ailleurs, sont là pour nous prouver que M. l’Intendant du roi sembla chercher à imiter son illustre souverain, en ayant, comme lui, des maîtresses, avec en outre, comme nous le verrons plus tard, maisons de ville, de campagne et de chasse.

Aussi pouvons-nous avancer sans crainte que le coup-d’œil présenté par les salons de l’intendant, le soir du vingt-quatre décembre mil sept cent cinquante-cinq, était des plus ravissants.

Les flots de lumière jetés par mille bougies dont la flamme scintille en gerbes multicolores sur le cristal des lustres, éclairent superbement les lambris dorés, les tapisseries luxueuses et les riants groupes de petits Amours et de colombes amoureuses qui se becquettent sur le plâtre des plafonds au milieu de guirlandes de fleurs artistement dessinées ; pendant que de hautes glaces semblent doubler en nombre un riche mobilier d’acajou que l’esprit du temps a chargé d’une profusion surannée de ciselures et de reliefs.

Enfin, sur un moëlleux tapis de Turquie, où les souliers à boucle s’enfoncent et disparaissent presqu’entièrement, s’agitent et se croisent de nombreux invités dont les brillants costumes sont en harmonie avec les somptuosités qui les entourent.

Entre tous les galants cavaliers qui papillonnaient auprès des dames, lesquelles n’étaient pas le moins bel ornement de ce lieu enchanteur, M. l’intendant, leur hôte, se faisait remarquer autant par la coupe gracieuse et la richesse de ses habits que par l’exquise urbanité de ses manières.

Il portait un habit de satin aurore, à très-larges basques et à revers étroits lisérés d’or. Ce brillant justaucorps laissait voir une veste de satin blanc, par l’échancrure de laquelle s’échappait une cravate de mousseline dont les bouts très-longs pendaient par devant en compagnie des cascades de dentelle qui tombaient de la chemise.

La culotte, de même étoffe que l’habit, descendait en serrant la jambe jusqu’au-dessous du genou ; là, elle s’arrêtait retenue par de petites boucles en or et recouvrait le bas bien étiré sous lequel se dessinait avec avantage un musculeux mollet.

Des souliers à talon, attachés par des boucles d’or, emprisonnaient ses pieds.

Quant à ses cheveux roux, ils étaient poudrés à blanc, relevés et frisés sur le front et les tempes, pour venir se perdre en arrière dans une bourse de taffetas noir.

Une épée de parade à poignée d’ivoire ornée de pierreries, relevait par derrière les basques de son justaucorps.

Mais la nature avait gratifié M. Bigot d’un défaut terrible, puisque, disent les intéressants mémoires de M. de Gaspé, Bigot était punais ! Aussi parfumait-il à outrance et sa personne et ses habits, afin de rendre son approche tolérable aux intimes.

François Bigot était d’une famille de Guyenne, illustre dans la robe. Nommé d’abord commissaire à Louisbourg, où il se distingua tout de suite par cet éminent esprit de calcul qui lui fit toujours accorder ses préférences à la soustraction, il avait été élevé plus tard à l’emploi d’intendant de la Nouvelle-France, qu’il occupait depuis quelques années au moment où nous le présentons au lecteur.

Il pouvait avoir trente-cinq ans. Doué d’une taille au-dessus de la moyenne, d’une figure sympathique où se lisait pourtant une expression de ruse et d’astuce aussitôt qu’il parlait d’affaires, tranchant du grand seigneur par ses manières courtoises et sa prodigalité, Bigot avait su se faire un grand nombre d’amis.

Porté par tempérament aux excès qui caractérisent l’époque de Louis xv[1], cette fièvre de jouissance dont l’incessante satisfaction exigeait un revenu dix fois plus considérable que ses ressources personnelles et ses appointements, lui fit bientôt rejeter le masque d’honnête homme dont la nature l’avait doué. Alors, il se montra tel qu’il était réellement, c’est-à-dire le plus effronté pillard que jamais roi de France ait eu pour fermier-général ou pour intendant.

Afin de voiler un peu ses exactions, il sut inviter ses subordonnés et leurs commis au silence, et leur inspira des goûts de luxe qu’ils ne pouvaient satisfaire qu’en imitant ses propres malversations.

L’on croira sans peine que ses amis et complices formaient non-seulement la grande majorité, mais même la totalité de ses hôtes. Car les honnêtes gens de Québec fréquentaient peu Bigot, déjà suspect à cette époque.

Après le maître, celui qui par ses saillies se faisait le plus valoir auprès des dames était le secrétaire de l’intendant, Brassard Deschenaux. Il était fils d’un cordonnier de Québec.

Les mémoires de l’époque nous le montrent comme un homme laborieux et de beaucoup d’esprit, mais d’un caractère rampant. « Il avait une envie si démesurée d’amasser de la fortune, que son proverbe ordinaire était de dire : « qu’il en prendrait jusque sur les autels. »

Puis l’on voyait le sieur Cadet, fils d’un boucher. Protégé par Deschenaux, qui avait eu occasion de reconnaître son esprit intrigant, par l’entremise de M. Hocquart, prédécesseur de Bigot à l’intendance, Cadet, qui dans sa jeunesse avait gardé les animaux d’un habitant de Charlesbourg, remplissait maintenant les fonctions de munitionnaire-général.

Venaient ensuite le contrôleur de la marine, Bréard, qui, de très-pauvre qu’il était lors de sa venue en Canada, s’en retourna ex-

  1. En cela Bigot tenait de race. On peut s’en convaincre en lisant les Historiettes de Tallemant des Réaux, où le nom des aïeux de Bigot figure honorablement à côté de ceux des grands personnages dont Tallemant raconte, avec un peu trop de détails, les amoureuses prouesses. Voir, entre autres, l’article sur M. Servien, « qui était amoureux d’une Mme Bigot, une belle femme mariée à un M. Bigot dont le père avait été procureur-général du Grand-Conseil. » Cette dame Bigot demeurait à Angers.