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puisque la fusillade ne l’avait pas éveillé, fut pris dans son lit.[1] Après un semblant de résistance, durant lequel le drôle eut soin de recevoir quelque blessure peu dangereuse et qui pourrait témoigner au besoin en sa faveur, il se rendit aux Anglais.

Une fois maître des hauteurs, Wolfe s’empressa de ranger son armée en bataille sur les plaines d’Abraham.[2]

Pour en finir avec le traître Vergor, disons de suite que l’on n’en voit aucune mention faite après la conquête, ni dans l’histoire ni ailleurs. Il est à présumer que, la conscience bourrelée de remords, il gagna quelque retraite ignorée, où il pût échapper à la justice des hommes et cacher aux yeux de ses concitoyens la honte attachée à son nom, mais qui, merci à Dieu, lui a survécu dans l’opinion populaire.

Cependant, M. de Montcalm n’avait pu se laisser persuader par Beaulac que toute l’armée anglaise fût débarquée au Foulon. Croyant, au contraire, qu’il allait seulement avoir affaire à quelque détachement isolé, il résolut de brusquer l’attaque, afin de culbuter les ennemis des hauteurs avant qu’ils ne fussent appuyés par le gros de l’armée de Wolfe.

Il fait aussitôt battre la générale et, suivi seulement de quatre mille cinq cents hommes, vole au-devant des Anglais. Nos troupes traversent la rivière sur le pont de bateaux, entrent dans la ville au pas de course par la porte du Palais, en sortent par les portes Saint-Louis et Saint-Jean, et arrivent à huit heures sonnantes sur les plaines.

Qu’on juge de la surprise de Montcalm en apercevant toute l’armée anglaise, forte de huit mille hommes, prête à le recevoir.

En ce moment accourt un aide-de-camp de M. de Vaudreuil. Il remet un pli cacheté à Montcalm. Celui-ci l’ouvre.

« Attendez, général, lui écrivait le gouverneur, je vais rassembler les Canadiens et les troupes que vous avez laissés à Beauport pour la garde du camp, et me porter à votre secours. »

— Attendre ! attendre ! s’écrie Montcalm en froissant la lettre. Nous en avons pardieu bien le temps ! Chargeons plutôt !

Le chevalier de Montreuil, son major-général, était à côté de lui.

— Pour l’amour de Dieu ! général, dit-il, ne brusquons rien ! Ils sont deux fois plus nombreux que nous !

— Monsieur le major, répond Montcalm avec cette vivacité innée chez lui et qui devait causer notre malheur, donnez l’ordre qu’on range les troupes sur une ligne de trois hommes de profondeur et qu’on sonne la charge !

Montreuil le regarde un instant sans rien dire. Mais comme le commandement est péremptoire, il lance son cheval, au galop pour transmettre les ordres du général en chef.

Les troupes réglées, dont les grenadiers

  1. Historique. Voyez M. Garneau.
  2. Tout en faisant la part du drame, je tiens à montrer que cette hypothèse de trahison est assez bien fondée. Aussi vais-je citer tout le passage des Mémoires sur les affaires du Canada (p. 164, édition de 1838) qui a trait à la surprise du Foulon, en ayant soin d’en souligner les phrases qui viennent à l’appui de ma thèse.

    « M. Wolfe, qui avait renforcé le camp de la Pointe-Lévi, semblait flatter les idées des Français : l’Amiral Saunders faisait aussi exécuter des manœuvres qui annonçaient une prochaine retraite. Au milieu de toutes ces espérances, on confia au Sieur de Vergor le poste du Cap-Rouge, au-dessus de Québec ; on ne pouvait mieux seconder les intentions du général anglais, dont le but était de faire une descente sans être obligé d’attaquer l’armée retranchée. On avait consigné à cet officier de laisser passer des bateaux chargés de vivres qui devaient entrer dans Québec, en se coulant le long du cap. Ce capitaine avait avec lui beaucoup d’habitants de Lorette dont le lieu était à portée de ce poste ; ils lui demandèrent permission d’aller travailler la nuit chez eux : il la leur accorda ; (on prétend que ce fut à condition d’aller aussi travailler pour lui sur une terre qu’il avait dans cette paroisse). M. Wolfe, averti à temps de la mauvaise garde de ce poste et du commandant à qui il avait affaire, disposa ses troupes. Le Sieur de Vergor était dans la plus grande sécurité. On vint l’avertir qu’on apercevait des barges, remplies de monde, qui venaient sans bruit au-dessus et au-dessous de son poste. Il répondit que c’étaient des bateaux du munitionnaire et qu’on les laissât tranquilles. M. Wolfe ayant fait aborder quelques barges, instruit que tout était paisible, envoya un détachement se saisir de la garde du Sieur de Vergor, et ordonna à trois ou quatre mille hommes de le suivre. Ce détachement fit prisonnier le Sieur de Vergor, partie de sa garde et s’empara des hauteurs. »

    Ces lignes, écrites par un homme contemporain de Vergor, et qui fut à même de recueillir les rumeurs occasionnées par les soupçons que l’on dut former dans le temps sur la conduite de cet officier, ne laissent-elles pas percer le manque de foi que l’on avait en Vergor ? « On ne pouvait, dit-il, mieux seconder les intentions du général anglais qu’en confiant à Vergor la garde de ce poste. » Et plus loin : « M. Wolfe, averti à temps de la mauvaise garde de ce poste et du commandant à qui il avait affaire, disposa ses troupes. » Qui donc dut avertir le général anglais de la mauvaise garde du poste de Vergor ? Quelque Français assurément. Or, il fallait qu’il fût bien renseigné celui-là. Car si la mauvaise foi ou l’ineptie de Vergor avait été assez universellement connue pour que de simples déserteurs en pussent prévenir l’ennemi, comment supposer que les officiers français le sachant, eussent laissé ce commandement d’une telle importance à un pareil homme ? Maintenant, comment s’imaginer que Vergor n’eût pas entendu les coups de fusil que les assaillants échangèrent d’abord avec les hommes du corps de garde situé au bas de la rampe, et ensuite avec ceux de son propre poste, et qu’il fût tellement lent à se lever qu’on le prit dans son lit ? Certes, il est permis à un honnête homme d’avoir le sommeil dur, mais pas à ce point-là

    Qu’il y ait eu trahison, l’on n’en peut donc guère douter, et nos historiens qui n’osent l’affirmer ouvertement, le laissent entrevoir assez clairement, outre que la tradition populaire ne semble point entourer le nom de Vergor d’un bien grand respect. Mais d’où le coup partait-il ? De Vergor directement ? Nous ne le croyons pas. Il n’avait pas assez d’esprit, comme le dit l’auteur du mémoire cité plus haut, pour ourdir une trame aussi habilement conçue. Il fut donc inspiré dans l’invention de ce dessein. Mais par qui ? Par quelqu’officier de l’armée française ? Non. Ils se battirent tous vaillamment, et leur gloire est assez pure de soupçon, qu’il serait indigne de le supposer un instant. Par les Canadiens ? Ah ! ceux-là qui assurèrent la victoire de Montmorency, qui continrent, seuls, quelque temps sur les plaines d’Abraham les troupes anglaises victorieuses, alors que les soldats réguliers de l’armée française inondaient le côteau Sainte-Geneviève du ruissellement de leur déroute, les vainqueurs de Sainte-Foye, nos aïeux, qui, après tant de sang inutilement versé pour la France oublieuse, ne tombèrent vaincus sous l’Anglais qu’après un an de nouvelles luttes sur un pays en ruines dont ils disputèrent pas à pas les cendres fumantes, les Canadiens des traîtres ! Celui-là serait infâme qui le pourrait penser. Qui était-ce donc ? Qui ! Les pillards éhontés qui assurèrent de longue main notre perte par leur criminelle administration. Ceux-là dont c’était le plus grand intérêt. Et à leur tête, Bigot, l’infâme Bigot, dont nous avons prouvé que Vergor était le bien digne ami ; Bigot, qui semble n’être venu dans ce pays que pour corrompre ou déshonorer ceux qui l’approchaient de trop près.