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est le mot d’ordre que les conducteurs du convoi devront jeter à nos sentinelles. C’est : Monon… gahéla.

Il eut soin d’entrecouper ce mot d’un hoquet fictif.

Puis Sournois, qui tenait à ne pas griser complètement ses deux hommes, sortit avec eux du cabaret et les quitta.

C’était le soir.

Les idées sombres que le valet y avait jetées fermentant avec le vin dans le cerveau des deux soldats, ils se dirigèrent à pas de loup vers les remparts, suivis de loin par Sournois qui les épiait. Arrivés sur le mur de l’ouest, entre les portes Saint-Jean et Saint-Louis, et après s’être assurés que personne ne les observait, ils se laissèrent glisser en bas de la muraille, du côté de la campagne. Ce qui leur fut très-facile, vu que le mur n’avait guère plus, en cet endroit, de six à sept pieds de haut par suite de la négligence, peut-être systématique, apportée à fortifier Québec.

Sournois revint à l’intendance en se frottant les mains. Ce plan, qui pouvait aussi bien manquer, avait réussi à merveille. Quant à lui, en supposant que les deux troupiers ne fussent pas désertés et qu’ils eussent rapporté aux autorités françaises les paroles qu’il avait comme laissé échapper, on ne pouvait songer à l’inquiéter pour quelques propos proférés durant l’ivresse.

Les soldats gagnèrent la flotte mouillée au Cap-Rouge. Pour s’attirer les faveurs de leurs nouveaux maîtres, ils dévoilèrent aux généraux et l’attente du convoi de vivres par les français et le mot d’ordre convenu.[1]

L’on sait maintenant que les Anglais, profitant de ce bon avis, s’embarquèrent sur des bateaux, à la faveur des ténèbres et se laissèrent glisser avec le baissant vers le Foulon. Aux sentinelles qui les interpelèrent, quelques officiers qui parlaient le français donnèrent le mot de passe en ajoutant ;

— Ne faites pas de bruit, ce sont les vivres ![2]

Grâce à ce stratagème, les troupes anglaises descendirent sans encombre jusqu’à l’anse des Mères.[3]

Rendus entre les postes de Saint-Michel et du Foulon, ils débarquèrent sans coup férir. Wolfe à la tête de l’infanterie légère s’avança, dans le plus grand silence, vers un corps de garde qui défendait le pied de la rampe que longe le ruisseau Saint-Denis en se précipitant des hauteurs de la falaise.

Mais durant ce temps-là, que faisait Vergor, le commandant du poste qui demeurait à l’endroit du débarquement ?

Il dormait ou feignait le sommeil, ce brave capitaine !

Tout, en effet, l’invitait au repos. D’abord, M. de Montcalm, soit par une fatale inspiration, soit plutôt à l’instigation de Bigot ou de ses affidés, M. de Montcalm avait rappelé la veille au camp de Beauport le bataillon de Guyenne qui en avait gardé les hauteurs durant plusieurs jours. En outre, parmi les cent hommes que Vergor avait sous ses ordres, le très-grand nombre était composé des habitants de Lorette, village situé, comme on sait, à trois lieues seulement de la ville. Ces braves gens lui avaient plusieurs fois demandé d’aller travailler à leurs récoltes qui menaçaient de pourrir sur le champ. Mais Vergor, qui attendait le moment propice, le leur avait toujours refusé jusqu’à ce jour. Enfin, le soir dont nous parlions, il leur permit de le faire, tout en ayant soin de leur dire qu’il ne le tolérait que parce le danger paraissait bien éloigné, puisque M. de Montcalm avait jugé inutile de faire garder plus longtemps la hauteur par le bataillon de Guyenne.

Vergor savait cependant veiller de près à ses intérêts ; aussi y mit-il une condition : c’est qu’ils iraient en même temps travailler sur une terre qu’il possédait à Lorette.[4]

Il ne restait donc plus pour garder le poste que quelques hommes qui ne devaient plus tenir longtemps contre des forces imposantes. Pleinement satisfait du résultat prévu, si les Anglais tentaient, durant la nuit, un débarquement de son côté, Vergor se coucha et attendit bravement l’ennemi.

La nuit était assez avancée, lorsque quelques-uns de ses hommes le vinrent avertir qu’on voyait des barges remplies de monde qui venaient sans bruit et filaient le long de la côte, au-dessus et au-dessous du poste.

« Il répondit que c’étaient des bateaux du munitionnaire et qu’on les laissât tranquilles. »[5]

Puis il se retourna dans son lit et ronfla de nouveau comme un épicier retiré des affaires. Dormait-il réellement ?

Cependant Wolfe, après avoir forcé le corps de garde qui se trouvait au pied de la rampe, gravissait l’escarpement à la tête de ses troupes.

Les premiers Anglais qui se montrèrent durent essuyer quelques coups de feu de la part des canadiens qui veillaient au poste de Vergor. Mais ces derniers furent tellement étonnés de la brusque apparition des ennemis, et ils étaient en si petit nombre, qu’il leur fallut bientôt plier devant la masse des assaillants qui se ruèrent alors sur le poste.

Vergor, qui dormait apparemment bien dur,

  1. « Par deux soldats qui, la veille, avaient déserté, les Anglais avaient été informés que cette nuit quelques chaloupes chargées de vivres devaient descendre à Québec. » M. Ferland.

    M. Dussieux dit aussi à ce sujet, dans une note de son ouvrage, que : Des déserteurs avaient communiqué le mot d’ordre aux Anglais. »

  2. Historique.
  3. Je ne puis m’empêcher de citer, à ce sujet, ce passage saisissant et poétique de l’Histoire de la conspiration de Pontiac par M. Francis Parkman. Il représente Wolfe, encore faible des suites de sa maladie et descendant, entouré des siens, vers le Foulon, — « He sat in the stern of one of the boats, pale and weak, but borne up to a calm height of resolution. Every order had been given, every arrangement made, and it only remained to face the issue. The ebbing tide sufficed to bear the boats along, and nothing broke the silence of the night but the gurgling of the river and the low voice of Wolfe as he repeated to the officers about him the stanzas of Gray’s elegy in a country Church yard which had recently appeared and which he had just received from England. Perhaps as he uttered those strangely appropriate words :

    « The paths of glory lead but to the grave. »
    the shadows of his own aprroaching fate stole with mournful prophecy across his mind. ’Gentlemen’, he said, as he closed his recital, I would rather have written those lines than take Quebec to-morrow.
     »

  4. Voyez « Les Mémoires sur les affaires du Canada. »
  5. Mémoires sur les affaires du Canada.