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Il sortit de la tente dans un costume assez débraillé. Dès qu’il aperçut Mlle de Rochebrune :

— Que dites-vous, mademoiselle ? Les Anglais sont maîtres des plaines !

— Peut-être, monsieur.

Et sans transition, Berthe raconta, en l’abrégeant, son évasion et ce qu’elle savait du plan des Anglais. Si court que fût son récit, il était passé deux heures lorsqu’elle eut donné les derniers renseignements que le capitaine lui demanda.

— Que faire ? s’écria l’officier quand elle eut fini.

— Agir ! agir ! dit Berthe impérieusement.

— Mais encore ?

— Envoyez un courrier à M. de Montcalm.

— Un courrier ! nous n’avons pas de chevaux et nous sommes à plus de quatre lieues du quartier général du camp de Beauport. Il fera grand jour avant qu’un homme à pied ne s’y rende ! Tonnerre !

— Oh ! la fatalité s’en mêle, murmura Berthe.

En ce moment, on entendit le bruit cadencé du galop de plusieurs chevaux. Dans un clin-d’œil tout le poste fut sur pied, l’arme au bras.

— Qui-vive ! crièrent les sentinelles.

— Ronde de nuit ! la Roche-Beaucourt ! répondit le premier des cavaliers en arrêtant sa monture à trente pas.

— Avancez.

Le cheval du second cavalier était encore à vingt pieds du bivouac, lorsqu’un grand cri de femme se fit entendre.

— Mon Dieu ! Raoul !

— Berthe !

Ces deux exclamations se croisèrent et l’on vit un jeune officier se dresser debout sur ses étriers et sauter comme un daim au milieu des soldats ébahis.

Suivit un instant de silence pendant lequel Beaulac retint entre ses bras tremblants sa bien-aimée Berthe qui chancelait sous le poids d’un bonheur trop subit.

Mais rougissant de voir tant de regards curieux concentrés sur elle, Berthe s’arracha des bras de son fiancé et se retira quelque peu à l’écart.

Raoul la suivit.

— Vous arrivez à temps, disait le capitaine Taillefer à M. de la Roche-Beaucourt.

— Comment cela ?

— Figurez-vous que les Anglais ont formé le plan de prendre position sur les plaines en forçant le passage du Foulon, dont ils sont peut-être maîtres à l’heure qu’il est.

— Hein !

— C’est cette demoiselle, où cette dame, que M. de Beaulac paraît si bien connaître, qui vient de m’en informer. Elle était retenue prisonnière sur un vaisseau de la flotte anglaise, quand, ce soir, elle a réussi à s’échapper. Or avant de s’évader, elle a surpris une conversation entre les officiers du bord. Figurez-vous que ces damnés Anglais ont appris d’un traître infâme que nous attendions cette nuit un convoi de vivres et quel était le mot de passe convenu entre nous pour le laisser passer. Saisissant l’occasion au vol, ils ont chargé de troupes leurs chaloupes que les nôtres ont prises pour celles que nous attendions, vu qu’on leur a crié le mot de passe en bon français. De sorte que les Anglais sont descendus jusqu’au Foulon sans obstacles.

— Mille tonnerres !

— Comme ces barges ont passé vis-à-vis d’ici vers onze heures, les troupes qui les montaient doivent être maintenant débarquées au Foulon.

— Sacrebleu ! et M. de Montcalm qui, paraît-il, a rappelé au camp de Beauport le bataillon qu’il avait consenti, avant-hier, à envoyer sur les hauteurs de Québec ![1] Les plaines vont se trouver sans défense, si Vergor n’oppose pas une résistance vigoureuse en attendant qu’on lui envoie du secours. Mordieu !

— N’êtes-vous pas d’avis qu’il faut prévenir immédiatement M. de Montcalm ?

— Mais certainement !

— Nous n’avons pas de chevaux.

— Et les miens donc ? Holà… Beaulac !

En s’entendant appeler par son chef, Raoul coupa court au doux entretien qu’il avait depuis une minute avec sa Berthe chérie.

— Qu’y a-t-il à votre service, mon commandant ? dit-il en s’approchant de la Roche-Beaucourt.

— Vous allez remonter à cheval et courir à franc-étrier au camp de Beauport. Demandez le général et dites-lui que l’ennemi menace le Foulon. Lavigueur vous suivra. Moi, je vais aller prévenir les hommes de ma compagnie. Dites à M. de Montcalm que j’accours et que je lui amène tous les renforts que je pense trouver sur mon chemin. Allons, Taillefer, en route, vous aussi.

— Pardon, mon commandant, dit Raoul. Mais que va devenir Mlle de Rochebrune ? Je ne puis la laisser seule ici.

— Diable !… Prenez-la en croupe avec vous. Elle ne pèse pas assez pour fatiguer beaucoup plus votre cheval.

— Oh ! merci, monsieur !

— Bien ! bien ! en selle. Ah ! dites-donc, Beaulac ?

— Monsieur ?

— Dans le cas où l’ennemi serait maître des Plaines-d’Abraham, passez par le chemin de Sainte-Foye, afin de ne pas être arrêté.

— Oui, commandant.

M. de la Roche-Beaucourt, qui n’était pas descendu de cheval, tourna bride et partit à fond de train dans la direction de la Pointe-aux-Trembles.

Tandis que les soldats du capitaine Taillefer repliaient les tentes ou rebouclaient leurs sacs pour se mettre en marche, les deux autres chevaux prenaient au grand galop le chemin de la ville. Beaulac et Berthe montaient le premier. Lavigueur suivait sur le second. Le brave Canadien était si content de revoir sa petite demoiselle, qu’il essuyait du revers de la main, tout en galopant, une larme de joie qui voulait obstinément quitter ses yeux attendris par la charmante vision qui s’offrait à eux dans l’ombre.

Ravissant, en effet, était l’aspect présenté par le charmant groupe que formaient Beaulac et Mlle de Rochebrune.

Ferme en selle comme un bronze, Raoul gui-

  1. Historiques. Voir l’œuvre de M. Garneau.