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prévenir les siens du danger qui les menaçait. D’ailleurs, l’état nerveux dans lequel l’avait laissée la maladie, avait fait naître en elle cette résolution avec une spontanéité qui est la force des grandes entreprises.

On avait permis à Mlle de Rochebrune de se promener sur le pont du vaisseau quand il lui plaisait de le faire : et, comme l’air de distinction répandu par toute sa personne en imposait aux matelots comme aux officiers, elle avait pu, jusque là, se livrer sans crainte au seul exercice qu’il lui fût possible de prendre. Dès qu’elle paraissait, on prenait soin de s’écarter de son passage, afin de ne point l’effaroucher et de ne gêner en rien ses mouvements.

Elle se hâta de monter sur le pont.

Il pouvait être six heures du soir. Tout était en mouvement sur le tillac. Ici, l’on défonçait des quarts de cartouches que l’on distribuait largement ; là, on éventrait des caisses remplies d’armes. Les soldats nettoyaient leur fusil ou fourbissaient leur baïonnette, tandis que les officiers, groupés à l’écart, semblaient préoccupés des sujets les plus graves, s’il en fallait juger par leurs froncements de sourcils, leur air méditatif ainsi que les paroles rares et brèves qu’ils échangeaient.

De leur côté, les marins ne perdaient pas leur temps. Disséminés sur les embarcations plus légères qui entouraient les navires comme une flottille de canots, les matelots y faisaient tous les préparatifs d’une expédition prochaine. Ici, les uns poussaient, à l’aide de maillets et de coins de fer, de l’étoupe dans les fissures des bordages. Plus loin, d’autres assujétissaient de nouveau tolets dans le plat-bord des barges. Partout, l’on entourait de linge l’estrope des avirons[1] pour en amortir les gémissements.

Quoique chacun apportât la plus grande ardeur à tous ces travaux, Berthe vit bien que le transbordement des troupes des vaisseaux dans les chaloupes ne s’effectuerait pas avant quelques heures, et que l’on attendrait probablement la venue de la nuit pour le moment du départ.

Aussi redescendit-elle dans la cabine. Son souper l’y attendait. Elle mangea d’appétit, mais vite, en personne préoccupée ou pressée.

Elle entendit à côté les mêmes voix qu’elle avait écoutées durant l’après-midi. Messieurs les officiers se mirent à table. Berthe prêta l’oreille et ne saisit guère autre chose que ce que la conversation précédente lui avait déjà révélée ; à cette exception près, pourtant, qu’elle s’assura que les troupes devaient passer sur les chaloupes aussitôt que l’obscurité serait suffisante pour qu’on ne pût s’en apercevoir de terre. Alors elle resta dans une attitude d’attente rêveuse, la fossette de son menton appuyée sur les doigts effilés de sa main droite dont l’avant-bras se retenait gracieusement arc-bouté sur le genou.

Les officiers se levèrent de table dans la chambre du capitaine. Berthe ne parut y faire aucune attention et ne se dérangea point. Seulement, quelques instants après qu’ils furent remontés sur le pont, elle se leva et regarda par l’étroite fenêtre de sa cabine.

Le disque embrasé du soleil allait disparaître derrière la cime boisée du Cap-Rouge, et ses rayons de flamme semblaient envoyer un baiser d’adieu au Saint-Laurent, avant la fin du jour. Peu à peu il redescendit les hauteurs de la rive nord, derrière laquelle il disparut enfin après avoir étreint la tête chevelue des arbres dans une dernière caresse.

Les ténèbres qui s’épandaient petit à petit sur les flots envahirent aussi la cabine. Mais Berthe ne remua pas. Elle regardait les barges qui se groupaient autour de la frégate, comme les poussins d’une poule autour de leur mère. L’une après l’autre, ces embarcations approchaient de l’échelle du navire qui versait des flots d’hommes armés dans chacune d’elles.

Quand la dernière fut remplie, les grandes ailes de la nuit planaient depuis longtemps sur les ondes du Saint-Laurent. Mais ceux qui restaient sur les vaisseaux anglais purent voir une agitation singulière troubler la calme surface de l’eau. On aurait dit, à la faveur de l’obscurité, qu’une myriade de monstres marins venaient de surgir des profondeurs du fleuve, et glissaient silencieusement sur les eaux brunes en les effleurant de leurs longues et grêles nageoires.

Ce qui ajoutait encore à l’illusion, c’est que pas un cri, pas un son ne montait au-dessus de la mouvante flottille. Les mesures étaient sévères contre ceux qui auraient osé enfreindre l’ordre de silence absolu, et les rames enveloppées de linge allaient et revenaient sans bruit sur le plat-bord des embarcations.

Quand elle eut vu la dernière barge s’enfoncer dans la brume et disparaître comme un requin qui rentre dans la mer après avoir un instant respiré à la surface, Berthe monta sur le pont.

Elle eut soin, toutefois, de vêtir auparavant une mante de couleur sombre que le docteur lui avait procurée pour ses promenades du soir sur le pont, et qui provenait du butin enlevé aux Français à Deschambault.

Le pont était presque désert. Fatigués de leurs travaux du jour, les matelots étaient allés en grande partie dans l’entrepont rejoindre leurs hamacs. Quant aux troupes, elles avaient déserté les vaisseaux et descendaient en ce moment vers le Foulon avec le courant du fleuve. En sorte qu’il restait à peine quelques hommes sur le tillac avec le matelot de quart.

Berthe se mit à marcher lentement à tribord du côté de l’échelle qui pendait sur le flanc du navire et descendait jusqu’à l’eau.

Les matelots ne prêtèrent qu’une attention distraite à son arrivée, tant ils étaient accoutumés de la voir se promener ainsi chaque soir.

Au bout d’une demi-heure, ils secouèrent au-dessus de l’eau les cendres chaudes de leurs pipes et disparurent l’un après l’autre par les écoutilles. Berthe continua sa promenade, s’arrêtant parfois et jetant un long regard sur la rive gauche du côté de laquelle elle se trouvait.

Appuyé sur le bastingage opposé, à bâbord, le matelot de quart lui tournait le dos et regar-

  1. Bien que le mot aviron désigne particulièrement en Canada la pagaie, ou petite rame dont se servent les sauvages et nos canotiers pour faire voguer leurs canots d’écorce et de bois, les écrivains français se servent indifféremment des expressions rames et aviron.