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le négoce et surtout de fournir les magasins du roi.

« L’intendant envoyait tous les ans à la cour l’état de ce qui était nécessaire pour l’année suivante : il pouvait diminuer à son gré la quantité à demander, qui d’ailleurs, par les circonstances, n’était jamais suffisante, et que souvent on amoindrissait. Ce magasin se trouvait justement fourni de ce qui manquait à celui du roi ; alors on n’avait plus recours, comme auparavant, aux négociants, et par là, on les réduisit à un simple détail.

« On trouva encore le moyen de fournir plusieurs fois la même marchandise au roi, et toujours de la lui faire acheter plus cher. »

M. de Rochebrune et Berthe se remirent à marcher.

Après avoir descendu la rue de la Fabrique, ils s’engagèrent dans la rue Saint-Jean, qu’ils laissèrent bientôt pour entrer dans la rue des pauvres ou du palais.

Leur ombre, grêle et allongée, que la lumière et l’inclinaison de la lune faisaient se dessiner derrière eux, sur la neige, semblait le spectre de la faim qui s’acharnait à les suivre.

Ils allèrent ainsi vers la porte du palais, le père chancelant à chaque pas et l’enfant pâmée de froid. Cette porte conduisait au palais de l’Intendant, qui s’élevait sur le terrain maintenant occupé en grande partie par des usines, et dans le voisinage immédiat de la rivière Saint-Charles.

Pour retracer l’origine du palais des intendants, il faut presque reculer à un siècle de distance de l’époque où remonte ce récit, c’est-à-dire au temps où l’administration vigoureuse et éclairée de M. Talon donnait un si bel essor à la prospérité naissante de la Nouvelle-France.

Celui-ci, dans le dessein d’établir une brasserie à Québec, avait fait élever, sur les bords de la rivière Saint-Charles, des constructions qui devinrent ensuite, avec des additions et des embellissements considérables, la résidence des intendants français.

Le palais se nommait ainsi parce que le conseil-supérieur s’y assemblait.

Un incendie le dévora complètement dans la nuit du cinq janvier dix-sept cent treize. M. Bégon et sa jeune femme, qui l’habitaient alors, n’eurent que le temps de s’échapper en robes de chambre et perdirent, dans ce désastre, tous leurs effets mobiliers.

Charlevoix nous apprend, par la description qu’il fait, en dix-sept cent vingt, du nouvel édifice, que l’ancien était bâti sur la rue, très-près du cap, et qu’il n’avait pas d’avant-cour.

Le palais fut encore réduit en cendres en dix-sept cent vingt-six, et construit de nouveau.

C’est dans le dernier que Bigot demeurait. On y arrivait par une grande porte cochère dont les ruines étaient visibles, il n’y a pas longtemps encore, dans la rue Saint-Vallier. L’entrée se trouvait du côté du cap et des fortifications qui, en cet endroit, bornaient la vue.

Au fond de l’avant-cour s’étendait le palais, grand pavillon à deux étages, dont les deux extrémités débordaient de quelques pieds. Un perron à double rampe conduisait à la porte d’entrée, au-dessus de laquelle grinçait la girouette d’un clocheton qui s’élevait sur le milieu de la toiture.

Les magasins du roi se trouvaient sur la cour à droite et la prison derrière.

Les cuisines s’élevaient sur la gauche. Et, coïncidence singulière, la cheminée, qui en subsiste encore, sert aujourd’hui à l’immense fonderie de M. George Bisset. Ainsi les mêmes pierres qui virent autrefois rôtir les perdreaux des intendants français se rougissent maintenant au contact de la fonte ardente d’un industriel anglais.

De l’autre côté, la vue s’étendait sur un grand parc, puis sur la rivière Saint-Charles et plus loin sur les Laurentides qui bornent fièrement au loin l’horizon.

De toutes ces magnificences, il ne reste plus que des murailles en ruines, et qui ne s’élèvent pas plus haut que le rez-de-chaussée. Le lecteur curieux les pourra voir en arrière de la brasserie de M. Boswell, et des usines de M. Bisset.

Quand M. de Rochebrune et Berthe eurent dépassé la porte de la ville, le palais leur apparut éclairé depuis les cuisines jusqu’au salon. Chaque fenêtre, à partir du rez-de-chaussée jusqu’aux mansardes, jetait des flots de lumière sur le blanc tapis de neige qui recouvrait le jardin et les cours.

C’est qu’il y avait grand gala chez M. l’intendant Bigot.

— Oui ! murmura le vétéran, tandis que ces vauriens se réjouissent là-bas, les honnêtes gens meurent de faim !

Et ce fut en grommelant qu’il descendit la côte qui menait droit au palais.

La porte cochère en était restée toute grande ouverte pour les invités.

Le vieillard et sa fille entrèrent dans la cour ; obliquant à droite, ils prirent le chemin des magasins du roi.

Autant la façade du palais était resplendissante de lumières, autant celle des bâtisses consacrées au commerce était sombre.

Le vieil officier frappa vainement aux portes ; il n’entendit pour toute réponse que les aboiements furieux d’un dogue que l’on y enfermait chaque soir pour la garde des marchandises.

Ce chien était plus fidèle que ceux qu’il servait.

— Il ne me fallait plus que ce dernier coup du sort pour m’achever ! s’écria le malheureux en se rongeant les poings. Oh ! s’il faut que d’honnêtes gens meurent de faim cette nuit, ce ne sera pas du moins avant que j’aie flétri de ma dernière malédiction les misérables qui en sont la cause !

Surexcité par une fièvre atroce qu’éperonnait encore une faim délirante, M. de Rochebrune se dirigea à pas précipités vers la grande entrée du palais.

Les domestiques avaient assez à faire ailleurs, et la soirée se trouvait en outre trop avancée pour qu’il fût besoin d’un valet qui annonçât les invités, maintenant au complet ; aussi personne ne gardait la porte.

M. de Rochebrune l’ouvrit et entra.