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quelques provisions arrachées aux maraudeurs anglais.[1] Wolfe veut enfin tenter un grand effort. Il livre bataille aujourd’hui… et se retire honteusement vaincu ! Million de tempêtes, il faut que ça change !

Et Bigot, qui arpentait sa chambre solitaire en gesticulant, brisa deux chaises qu’il lança contre la muraille et renversa d’un coup de pied un guéridon chargé de porcelaines d’un grand prix. Sans faire attention au bruit des vases de Saxe qui volaient en éclats, il voulut appeler et tira si fort sur le cordon de la sonnette qu’il lui resta dans la main.

— Allons ! par Satan ! s’écria-t-il, tous les diables d’enfer sont-ils donc acharnés contre moi ! Et ouvrant la porte de sa chambre comme la sonnette carillonnait furieusement au loin :

— Sournois ! cria-t-il. Sournois !! — Le pendard ! — Sournois !!! Ah ! te voilà, enfin ! Arrive donc, butor !

— Hein ! pensa le valet qui s’approchait tout essoufflé, le maître est bien hargneux depuis quelques semaines, et le service est rude. Mais patience, ça ne durera pas longtemps !

Bigot rentra dans sa chambre où Sournois le suivit.

— Ferme la porte, lui dit le maître. Bon. Tu vas faire seller un cheval et courir au poste que M. de Vergor commande au-dessus du Foulon. Tu connais l’endroit.

— Oui, monsieur.

— Tu demanderas à parler au commandant, M. de Vergor, et tu lui diras que je veux le voir immédiatement.

— Mais, monsieur…

— Il n’y a pas de mais qui tienne ! S’il est occupé, qu’il se dérange ! S’il est couché, qu’il se lève et qu’il accoure ! Va.

Une heure plus tard, Bigot causait à voix basse, mais d’un air très-animé, avec un homme étranger à nos lecteurs. Tous deux étaient assis auprès d’une vaste cheminée dans laquelle flambait un grand feu. Bigot avait eu soin de se placer dans l’ombre, tandis que son interlocuteur, au contraire, se trouvait en pleine lumière, éclairé par la lueur de la flamme qui léchait, en pétillant, les parois de la cheminée. De sorte que l’intendant pouvait suivre sur la physionomie de cet homme les impressions diverses qui en agitaient les muscles, sans être exposé lui-même à cet inconvénient.

Ils étaient seuls dans cette chambre dont les fenêtres matelassées, dans le but d’arrêter les boulets des assiégeants, empêchaient aussi la lumière du dehors d’y pénétrer. À part les chuchottements de Bigot qui paraissait faire, d’abord à peu près seul, les frais de la conversation, on n’entendait à l’intérieur d’autres sons que ceux du bois qui craquait sous les étreintes du feu dont les fauves lueurs dansaient sur les murailles sombres comme des spectres, dans un caveau funéraire.

De temps à autre, quelque forte détonation, qui faisait trembler le palais, éclatait au dehors. C’étaient des bombes lancées par les assiégeants et qui venaient faire explosion dans les environs de l’intendance. Aucune, cependant, n’atteignait le palais, protégé par la muraille naturelle du roc de la haute-ville, au pied duquel l’intendance était abritée.[2]

C’était, disent les mémoires, un homme d’une figure assez déplaisante et d’une intelligence très-bornée que le sieur Duchambon de Vergor, avec qui Bigot se trouvait en ce moment. Ses cheveux d’un blond fade lui descendaient très-bas sur le front. Il ne louchait pas, et pourtant jamais un regard ne tombait d’aplomb de ses yeux verts et inquiets. Ses lèvres pincées semblaient adhérer aux dents, et quand il riait, sa bouche se contractait d’une façon quasi douloureuse et laissait voir de petites dents blanches et aiguës comme celles d’un chat.

Les faits qui vont suivre montreront assez la noirceur de son caractère sans qu’il soit besoin d’esquisser aussi son portrait au moral.

— Mon cher Vergor, disait Bigot, ce n’est point que je craigne que vous n’ayez oublié les services que je vous ai rendus, mais laissez-moi vous rappeler un peu ce que j’ai fait pour vous.

— Il n’en est nullement besoin pour que…

— Permettez, mon cher, interrompit Bigot qui prenait plaisir à faire peser de tout son poids sur ses complices l’ascendant que son génie lui donnait sur eux tous. Vous n’étiez rien quand je vous ai connu. Votre famille était pauvre et vous vous trouviez sans ressource comme sans protection. Je vous accordai la mienne, un peu par reconnaissance d’un petit service que votre père m’avait autrefois rendu[3], et beaucoup à cause de l’amitié que vous aviez su m’inspirer de prime abord.[4] Avant mon voyage en France, en 1754, je sollicitai de l’emploi pour vous, et de simple capitaine de marine que vous étiez, vous devîntes aussitôt commandant du fort de Beauséjour.

À ce nom qui réveillait chez Vergor tant de souvenirs honteux et pénibles, Bigot vit passer un nuage sur le front plat de l’ancien commandant de Beauséjour. Mais il fut impitoyable et continua :

— Vous ne fûtes pas longtemps sans profiter du bon avis que je vous donnais dans ma lettre

  1. « Depuis que les Anglais étaient maîtres du fleuve au-dessus de la capitale, l’approvisionnement de l’armée était devenu presqu’impossible par eau. Il fallait faire venir les vivres des magasins de Batiscan et des Trois-Rivières par terre, et comme il n’était resté dans les campagnes que les petits enfants, les femmes et les vieillards auxquels leurs infirmités n’avaient pas permis de prendre les armes, c’était avec le secours de bras si faibles qu’il fallait opérer le transport. On charria ainsi sur 271 charrettes de Batiscan à l’armée, l’espace de 18 lieues, 700 quarts de lard et de farine, la subsistance de 12 à 15 jours. » M. Garneau, Histoire du Canada, 2ème vol., p. 331, 3ème Édition.

    De semblables faits n’ont pas besoin de commentaires ; Ils portent leur héroïsme avec eux.

  2. On voit par le dessin des principaux édifices de Québec, fait, après le bombardement de 1759, par un officier anglais, que le palais de l’intendant n’avait pas souffert de la bombe.
  3. Le fait est que, lorsque Bigot était commissaire à Louisbourg, le père de Vergor avait chaleureusement défendu le futur intendant inquiété dès lors à cause des premières exactions qu’il y avait commises.
  4. « Le titre sur lequel on fondait, en public, cette amitié ne faisait honneur ni à l’un ni à l’autre ; on prétendait que l’intendant étant galant, il devait de la reconnaissance à cet officier. » Mémoires sur les affaires du Canada.