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capitale menacée, le général Montcalm ne se portera-t-il pas aussitôt au-devant de nous ?

— Certainement ; mais la grande difficulté, je crois, consiste à opérer d’abord ce débarquement. Vous savez bien que jusqu’à présent les troupes que nous avons sur les quatre[1] vaisseaux au-dessus de la ville ont toujours été repoussées dans leurs tentatives de descente.

— Et pourquoi, Excellence ? Parce que d’abord, elles ne sont pas assez nombreuses pour résister aux quelques détachements de Français qui ont pour mission d’épier à terre leurs divers mouvements. Mais concentrons soudainement un corps de troupe imposant sur un seul point et à la faveur d’une nuit noire, et nous passons sans peine sur le ventre de tous les francs-tireurs qu’ils ont échelonnés le long du fleuve au-dessus de Québec.

— Fort bien, dit Wolfe. Mais encore faut-il trouver un lieu de débarquement facile. Les deux rives ne sont-elles pas très-escarpées et boisées aux abords de la ville, et ne serons-nous pas forcés de remonter bien au-dessus de la capitale ? mouvement qui offrira bien des difficultés, vu qu’il nous faudra marcher continuellement en bataille après le débarquement sur un long espace de chemin que nous ne connaissons que par la carte de Stobo.

— J’allais précisément, Excellence, répondre à ces objections prévues d’avance. Pourquoi les troupes des quatre vaisseaux n’ont-elles pas réussi à opérer une descente effective jusqu’à ce jour ? Parce qu’elles y allaient presqu’à tâtons, n’ayant aucune connaissance des lieux. Mais n’avons-nous pas, depuis quelques jours, cette précieuse carte dessinée par Stobo et qui fourmille en renseignements exacts, lesquels sont pour nous de la plus grande importance ? Ainsi, voyez-vous cette rampe, indiquée par de petites lignes parallèles, sur le flanc de la falaise, entre le poste de Saint-Michel et celui du Foulon ? En lisant, au bas du plan, la légende auquel le chiffre treize nous renvoie, vous voyez que la tête de cette rampe est défendue par un seul poste que gardent une centaine d’hommes. Que nous trompions l’ennemi par de faux mouvements, que nous débarquions au Foulon à la faveur des ténèbres, et nous enlevons presqu’infailliblement ce poste !

— Wolfe n’écoutait plus, depuis quelques moments, avec la même condescendance. Il semblait, au contraire, suivre avec le plus vif intérêt l’ellipse tracée dans l’air par les bombes que les mortiers de la Pointe-Lévi lançaient sur la ville.

— C’est là que je vous attendais, monsieur, dit-il en se retournant vers Townshend. Et vous croyez que ce n’est rien que ces cent hommes nichés sur la cime d’un rocher à pic ? Cette position, croyez-moi, vaut bien celle du défilé des Termopyles. Cent hommes déterminés nous y tiendront en échec pendant tout le temps qu’il leur faudra pour être secourus ; et alors que mille autres seulement se seront portés à leur aide, vingt mille assaillants ne pourraient forcer cette position formidable.

— Votre Excellence exagère peut-être les difficultés, répliqua Townshend. Et M. Stobo, qui a visité les lieux, remarque précisément que cette partie de la falaise n’est pas aussi abrupte qu’on le pourrait croire en la regardant du fleuve.[2]

— Monsieur, depuis que ce plan est entre mes mains, j’ai, moi aussi, pensé à la possibilité d’une telle attaque. Mais après en avoir bien calculé toutes les chances et les périls, j’en suis venu à conclure que nous risquons de perdre bien du monde pour un résultat nul.

Piqué au vif, Townshend s’efforça de démontrer la justesse de ses arguments. Il mit peut-être trop de chaleur dans l’expression de ses convictions, car Wolfe, impatienté, répondit assez durement. La discussion commençait à tourner à l’aigreur et Wolfe allait couper court aux débats en refusant son adhésion au projet de ses lieutenants, lorsqu’un aide-de-camp entra dans la tente et dit au général qu’un transfuge français désirait lui parler sans retard sur un sujet de la plus haute importance.

— Qu’on me l’amène, dit Wolfe. Puis aux trois officiers qui faisaient mine de se retirer ; Restez, messieurs. Qui sait si ce n’est pas la Providence qui vient à notre aide ?

Un homme gros et court, drapé dans un manteau brun et escorté de deux soldats armés, entra bientôt dans la tente.

Sur un geste de Wolfe, les soldats sortirent et se tinrent à une certaine distance.

Si c’était la Providence qui envoyait cet individu à la rescousse du général anglais, c’est qu’elle daigne se servir quelquefois de forts vilains agents.

Car, lorsque cet homme laissa retomber le pan de son manteau, qu’il tenait devant sa figure, ce mouvement mit à nu la face matoise et repoussante de Louis Sournois.


CHAPITRE III.

TRAÎTRES.


— Tonnerre de sort ! s’écria Bigot en entrant à l’intendance, le soir de la bataille de Montmorency. Il faut que le diable s’en mêle, car depuis quelque temps tout va de mal en pis ! Wolfe arrive avec une armée formidable. Bon ! L’on pouvait croire que nos troupes ne résisteraient pas longtemps aux forces imposantes qu’il commande. Il débarque sans obstacles, d’abord sur l’île, puis à la Pointe-Lévi et à l’Ange-Gardien. Sur son ordre, le bombardement commence désastreux, terrible. Les paroisses du bas du fleuve sont ravagées sans merci. Parfait ! Nos damnés Canadiens, effrayés, sans doute, de ces dévastations, vont jeter là le drapeau pour voler au secours de leurs familles ? Point. Ces chiens sont là, fermes au poste et regardant d’un œil stupide brûler maisons, granges et récoltes ; tandis que leurs femmes et leurs enfants, s’attellent sur des charriots, comme des bêtes de somme, pour traîner jusqu’au camp

  1. Un quatrième bâtiment avait réussi, en rasant la Pointe-Lévi, à remonter le fleuve sous le feu des canons de la ville et avait rejoint, depuis quelques jours, les trois autres dont nous avons déjà parlé.
  2. On a exagéré, en effet, la difficulté d’accès présentée par la rampe du Foulon. Bien défendue, la position était forte sans doute ; mais Wolfe et ses hommes pouvaient facilement gravir ce ravin, aux pentes assez douces, sans être des aigles.