Page:Marmette - L'intendant Bigot, 1872.djvu/50

Cette page a été validée par deux contributeurs.

elles se dirigent enfin vers la gauche du camp français, immédiatement à droite de la chute.

Mais Wolfe a compté sans la marée basse, et ses embarcations s’échouent sur des chaînes de roche à quelques arpents de la rive, où pendant plus d’une heure elles restent stationnaires. Enfin le flux les soulève, et, protégés par la formidable artillerie des transports et de la frégate, deux mille grenadiers anglais s’élancent impatients sur la plage.

À bout de munitions, nos artilleurs en charge de la redoute ont été forcés de l’évacuer et sont revenus au camp avec leurs trois pièces rendues muettes.

Sans attendre la brigade Monckton qui devait appuyer leur attaque, les grenadiers marchent sur la redoute aux sons d’une fanfare guerrière. Là, ils s’arrêtent, reforment leurs rangs, et, la baïonnette au bout du fusil, s’avancent au pas de charge vers nos retranchements.

Depuis la grève jusqu’au chemin de Beauport, le terrain s’élève entrecoupé de petits ravins dans lesquels nos tirailleurs, l’œil au point de mire et le doigt sur la détente, attendent avec calme l’approche des assaillants.

Un grand silence plane un moment au-dessus de tous ces hommes qui vont s’entr’égorger au nom de leur souverain respectif. On n’entend plus que les pas cadencés et rapides des grenadiers qui gravissent les hauteurs à la course. Leur musique s’est tue devant la mort qui emboîte le pas derrière eux.

Ils ne sont plus qu’à vingt verges de nos retranchements. Le cri d’un clairon retentit, puis une brusque décharge d’artillerie : c’est le signal ! Aussitôt notre fusillade éclate terrible et continue.

Forward ! forward ! crient les officiers anglais à leurs soldats qui hésitent.

– Hardi les gars ! hurlent les nôtres.

Aveuglés par la fumée, décimés par nos balles, les grenadiers commencent à reculer.

Notre mousqueterie crépite et pétille, comme le feu de ces grands incendies qui ravagent nos forêts, lorsqu’il rencontre en son chemin de vastes sapinières. L’ouragan bondit de la racine au faîte des arbres dont le bois résineux s’embrase soudain et se tord avec d’innombrables craquements.

Trouées, rompues par ces décharges rapides et meurtrières, les deux colonnes anglaises lâchent pied, s’enfuient et vont se réfugier derrière la redoute pour reprendre leurs rangs.

Un long bravo s’élève de nos retranchements vers le ciel.

Au même instant, un immense éclair sillonne le ciel sombre, tandis qu’un grand coup de foudre, qui semble vouloir écraser amis et ennemis, sous une ruine commune, tonne au-dessus de la bataille. Un déluge de pluie s’abat sur la campagne. Balayés par un vent de tempête, ces flots croulants forment un épais nuage qui dérobe les combattants à la vue les uns des autres.

La grande voix du Dieu des armées a fait taire les tumultes du combat. Le tonnerre domine tout autre bruit et l’eau ruisselle à torrents.

Cela dure bien une demi-heure.

Enfin la foudre s’éloigne avec des grondements de plus en plus sourds, le vent meurt, la pluie s’évapore, le brouillard se fond.

Quand le soleil, perçant les nuages, chassa les dernières gouttes de pluie devant les faisceaux de ses rayons de feu, les nôtres virent les Anglais qui se rembarquaient à la hâte.

Les cinq mille hommes de l’Ange-Gardien, commandés par les brigadiers Murray et Townshend, qui ne s’étaient approchés qu’à deux portées de fusil de nos retranchements, se retiraient aussi de leur côté.

Nous avions mis près de cinq cents ennemis hors de combat. Nos pertes, malgré le feu d’enfer de l’artillerie anglaise, n’étaient qu’insignifiantes. La victoire était complète, et l’honneur en revenait aux milices canadiennes.[1]

Dans un ordre du jour qui suivit la bataille, Wolfe se plaignit amèrement de la folle impétuosité de ses grenadiers, dont la charge trop précipitée avait causé leur défaite ; et le ton sévère avec lequel il transférait le lieu de leur campement à l’île laisse voir que ce commandement équivalait à une disgrâce.

Le fait est que le général anglais était accablé de l’échec qu’il venait d’essuyer. Depuis plus d’un mois qu’il était arrivé en face de Québec, il avait vu presque tous ses plans échouer devant la prudence de MM. de Montcalm et de Lévis ; et encore venait-il d’éprouver une défaite qui, en poussant les Canadiens à se rallier à la cause française avec une nouvelle ardeur, allait, par contrecoup, jeter un profond découragement parmi ses propres troupes.

Puis, quelle impression la perte de cette bataille allait-elle causer en Angleterre ? Ses ennemis, les malheureux en ont toujours, n’en augureraient-ils point l’insuccès de toute la campagne ? De quelles amères railleries n’accablerait-on pas le jeune présomptueux qui, aveuglé par son orgueil, n’aurait pas craint de se charger d’une entreprise beaucoup au-dessus de ses forces !

Et s’il lui fallait réellement battre en retraite devant les Français victorieux, que devenaient ses beaux rêves de gloire et d’ambition ? Les uns après les autres, il les voyait crouler dans l’abîme ouvert sous ses pieds par la fortune adverse.

Cette irritation du cerveau lui donna une fièvre terrible qui l’empoigna brutalement, quelques jours après la bataille de Montmorency, et le traîna jusqu’aux portes du tombeau. Il fut en proie à un affreux délire, qui ne le quitta que pour faire place à une faiblesse extrême.

La force de la jeunesse finit par l’emporter dans cette lutte terrible que la mort et la vie se livraient au-dessus de son chevet. Elle ne dut pourtant se retirer qu’à regret, cette mort fatale qui, seulement un mois plus tard, revint victorieusement à la charge et ne s’enfuit, cette fois, qu’en serrant sur sa poitrine sans mamelles les restes sanglants du vainqueur de Montcalm.

  1. Tous les détails de ce combat sont scrupuleusement historiques. Voyez nos historiens et le journal de M. Claude Panet, que j’ai aussi consulté.