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Lorsque l’enfant remarquait l’extrême frugalité de son père, celui-ci répondait que son âge et le soin de sa santé ne lui permettaient pas de faire aucun excès de bonne chère, et que ce sévère régime lui allait bien mieux.

Pour preuve, il prenait Berthe sur ses genoux et la faisait sauter en chantant.

Mais lorsqu’il sentait les mains froidies de son enfant glacer les siennes, les larmes lui montaient aux yeux, et il se détournait pour pleurer sans être vu.

Le matin de la vingtième journée de décembre, le malheureux père s’aperçut qu’il ne restait plus que quelques sols, juste assez pour suffire à la nourriture de Berthe durant trois ou quatre jours.

— Je jeûnerai complètement, se dit-il.

Et lorsque l’enfant cassait, le matin, de ses doigts gourds, le morceau de pain qui représentait son déjeuner, son père lui affirmait que, s’étant levé avant elle, il l’avait aussi devancée pour prendre son premier repas.

Quand arrivait le midi, le vétéran disait n’avoir pas faim à cette heure de la journée.

Et comme Berthe était au lit quand il rentrait le soir, il était censé souper seul.

Le matin de la veille de Noël, Berthe n’eut pas assez de pain pour son déjeuner. Elle en demanda d’autre. Il n’en restait plus !

Le père, qui la regardait manger, laissa tomber sa tête sur la table où il était accoudé, et pleure.

L’héroïque vieillard n’avait pas pris autre chose que de l’eau froide depuis quatre jours !

L’enfant vint entourer de ses petits bras le coude de son père, et lui demanda pardon, en l’embrassant de lui avoir causé de la peine.

Les sanglots du vieillard redoublèrent, puis il tomba dans un état d’extrême prostration.

Quand les forces lui revinrent un peu, il vit que sa fille, endormie par le froid et la faim, s’était assoupie sur ses genoux. Il la déposa bien doucement dans son petit lit tout glacé, la recouvrit avec soin, et reprit sa place auprès de la table.

Les tiraillements aigus de la faim montaient maintenant de l’estomac au cerveau du vieillard exténué ; et la fièvre des hallucinations se mit à faire tournoyer sa pensée comme une roue sous son crâne.

Il lui vint d’abord un désir de suicide qu’un reste de raison, dont la lueur brillait encore dans un recoin de sa tête, lui fit repousser aussitôt.

Ce fut ensuite une idée de vengeance qui succéda à la première. Et les noms de Bigot, de Descheneux et de Péan passaient sur ses lèvres avec de sanglants reproches et d’affreuse menaces.

Enfin le sommeil le reprit et il s’endormit de nouveau.

L’infortuné ne rêva que collations, petits soupers et festins.

Les plats les plus succulents et les plus variés passaient en songe devant lui, dans une procession fantastique et interminable. Ce n’étaient que jambons rosés, chapons gras, dindonneaux truffés, perdrix rôties à la broche et pâtes de venaison, que suivaient en foule compacte les crèmes, les conserves, les gelées et les fruits variés du dessert ; le tout suivi d’une formidable arrière-garde de vins de choix.

En un mot, tout ce que la vengeance d’une faim non-satisfaite peut inventer pour torturer le cerveau d’un homme exténué.

Des plaintes étouffées le tirèrent de cette délirante hallucination.

Mais il fut quelque temps à se remettre et à comprendre d’où venaient ces gémissements.

C’était Berthe qui sanglotait sur son lit où elle se tenait à demi-agenouillée.

M. de Rochebrune se leva ; mais ses jambes fléchirent sous lui, et si la table n’avait été à la portée immédiate de sa main, il serait tombé.

— Qu’as-tu donc, mon enfant ? lui demande M. de Rochebrune, qui se dirigea en tâtonnant vers le lit.

Car la nuit était venue, et quelques pâles rayons de lune réduiraient seuls l’appartement.

— J’ai faim, mon papa, et mon lit est bien froid ! répondit l’enfant au milieu de ses pleurs.

— Mon Dieu ! s’écria le pauvre père, accablez-moi de tout votre courroux, mais au nom de votre infinie miséricorde, prenez pitié de mon enfant !

Soudain, le son joyeux des cloches de la cathédrale et des communautés de la ville répondit à cette douloureuse exclamation.

Le vieillard se ressouvint que le lendemain était Noël, et que ce gai carillon appelait maintenant les fidèles à la messe de minuit.

— Habille-toi, dit-il à Bethe. Nous irons à la messe, et le bon Dieu que nous prierons voudra, sans doute, nous donner ce que nous refusent les hommes.

Et tous deux, grelottant dans la nuit, s’étaient rendus à l’église.

On a vu qu’ils en sortirent bientôt.

Quand ils eurent fait quelques pas dans la rue de la Fabrique, le vieillard s’arrêta.

Où donc aller à cette heure avancée ?

La cathédrale, la chapelle du Séminaire et l’église des Jésuites étaient bien illuminées ; mais comment aller troubler les fidèles en prières, pour leur demander du secours ?

On ne voyait pas de lumière dans les maisons qui avoisinaient la grande place. Et d’ailleurs, le seule idée d’aumône réveillait toutes les susceptibilités du vieux gentilhomme.

Un geste de désespoir lui fit porter la main à son front. Dans ce mouvement, il rencontra sous ses doigts la croix d’or qu’il devait à son courage.

— Oh ! mais comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ? s’écria-t-il. Ne me reste-t-il pas encore ma croix ? Mon Dieu ! aurais-je jamais pu m’imaginer qu’il me faudrait un jour trafiquer cet insigne d’honneur ! N’importe, viens, Berthe, tu auras du pain cette nuit ! Allons à l’intendance, ou j’échangerai, à la Friponne, contre quelques vivres ma croix de Saint-Louis ! Clavery, le garde-magasin, veille peut-être encore, occupé à compter les profits de sa journée !

Les Québecquois appelaient la Friponne une maison de commerce établie par Bigot, près de l’intendance, dans le but de s’attirer tout