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Après vingt minutes d’une course furibonde, Beaulac et son compagnon entendirent en avant le ronflement de la rivière qui dormait sous les arbres.

Bien que devancés de quelques centaines de pas, les Anglais les poursuivaient toujours.

— Allons ! grommela Jean, puisqu’ils le veulent… je m’en vas leur donner un bain soigné… Passez-moi le pistolet chargé… qui vous reste… mon lieutenant… Bien. Quand nous arriverons au pont… traversez tout de suite du côté des marches… sans vous inquiéter de moi… Une fois de l’autre bord… préparez-vous à m’aider.

Le mugissement continu du torrent devenait de plus en plus distinct.

Bientôt Lavigueur aperçut le chiffon blanc, qui pendait au bout d’une branche, au-dessus de la rivière.

— Bon ! dit-il, nous y voilà… Prenez votre temps pour traverser… monsieur Raoul… Il n’y a pas de presse… Je vas garder la tête du pont.

Beaulac avait compris que le Canadien avait un projet et qu’il ne ferait, lui, qu’attirer un danger inutile en n’écoutant point le rusé coureur des bois.

Aussi donna-t-il, sans tarder, un signal convenu entre eux et les hommes du capitaine de Gaspé, qui attendaient leur retour de l’autre côté de la rivière.

Il poussa quatre cris aigus auxquels il fut répondu aussitôt et s’aventura sur les deux arbres.

Les Anglais accouraient guidés par les cris.

Lavigueur, la main gauche armée du pistolet de Raoul et tenant sa hachette de l’autre, attendait.

— Vite donc ! que diable ! lui cria Raoul en mettant le pied sur la rive opposée.

Lavigueur attendait toujours.

Soudain, son bras gauche se leva.

Les Anglais arrivaient et secouaient à vingt pas les branches feuillues.

Le Canadien visa au juger, tira et sauta sur le pont étroit.

Des hurlements s’élevaient derrière lui. Le coup avait porté.

Comme il arrivait au milieu du pont, un coup de feu partit à son adresse.

Le Canadien chancela. Il était touché.

Raoul poussa une exclamation de terreur.

Mais Jean se raffermit sur ses jambes et sauta, en trois bonds, à côté de Beaulac.

— Silence ! vous autres, dit-il aux Canadiens d’une voix contenue. Couchez-vous par terre et ne bougez pas !

C’était le capitaine Brown qui avait tiré sur Lavigueur. N’entrevoyant que Jean et Raoul, qui se tenaient debout de l’autre côté du gouffre, il n’hésita pas une seconde, ce diable d’homme, et fit un pas, puis deux et trois sur les arbres qui ralliaient les deux rives.

— Vous êtes des lâches si vous reculez ! cria-t-il à ses gens.

Et il continua d’avancer.

Deux autres se mirent en frais de le suivre.

— Attention ! dit Lavigueur à Beaulac.

Le Canadien se baissa et saisit de ses fortes mains le gros bout des deux épinettes.

— Tu ne vas pas les jeter dans le gouffre ! dit Raoul avec un frisson d’épouvante.

— Ce chien d’Anglais m’a envoyé, dans le bras gauche, une balle qui y est de trop. Il faut qu’il meure !

— Je ne m’en mêle point, fit Raoul en reculant d’un pas.

— À votre aise ! grogna Lavigueur qui, à lui seul, souleva les troncs d’arbres.

Les deux compagnons de Brown hurlèrent d’effroi en sentant vaciller le fragile appui, qui seul les retenait au-dessus du torrent.

Brown s’arrêta au milieu du passage, arma froidement le pistolet chargé qui lui restait et visa le groupe confus que formaient, à vingt pieds de lui, Lavigueur et Beaulac.

— Baissez-vous ! cria Jean à Raoul.

L’éclair jaillit, la balle effleura les deux Canadiens et s’aplatit sur le roc.

Brown bondit en avant comme un tigre.

Mais comme il allait toucher la rive, Lavigueur donna aux arbres une puissante poussée.

Il y eut trois cris, effroyables, inouïs, puis des clameurs sur les deux berges.

Trop long pour tomber tout d’une pièce dans la rivière, et trop lourd, avec sa charge, pour être lancé bien loin, le pont s’abattit en éraillant les deux rives de pierre.

Durant quelques secondes il s’arrêta, retenu diagonalement aux extrémités par des crans de roche.

Mais le poids des trois hommes, qui s’y tenaient accrochés avec toute la frénésie du désespoir, le fit lentement glisser jusqu’à fleur d’eau.

Là, il s’arrêta encore.

Cette fois, il paraissait solidement fixé.

La force terrible des masses d’eau qui se ruaient dessus avec un irrésistible élan, fit ployer les deux arbres.

Des énormes vagues frappaient les trois infortunés et bondissaient par-dessus leur tête avec des rugissements.

Eux ne jetaient plus un seul cri, tant ils se sentaient perdus.

On apercevait confusément d’en haut, des monceaux d’écume bouillonnante, puis trois masses noires immobiles au milieu.

— Au nom de Dieu ! dit Raoul, jetons-leur une corde, une branche, quelque chose enfin !

Un sinistre craquement coupa sa voix.

Pliés outre mesure par la violence du courant, les deux arbres venaient de casser.

La digue des flots ameutés ne rencontrant plus d’obstacle, s’affaissa et avec elle roulèrent et disparurent les tronçons du pont.

Raoul se pencha sur le gouffre. Il ne vit plus rien ; rien que l’eau tumultueuse poussée par l’eau.

Quelques coups de fusil partirent alors de la rive gauche. Ceux des Anglais qui avaient survécu voulaient venger leurs frères. Les Canadiens firent sur eux une décharge générale. Les autres disparurent.

— C’est affreux ! dit Raoul que cette scène d’horreur avait énervé.

— Bah ! gronda Lavigueur. J’ai eu deux frères tués à Carillon l’été passé. J’avais juré de les venger. C’est fait. Allons-nous-en !