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lac et Lavigueur pour se défaire de lui. Craignant d’être surpris par derrière, il fit un brusque mouvement afin de se ranger à côté de Raoul en avant duquel il se trouvait.

Mais il heurta une dizaine de fusils disposés en faisceau, et qui s’abattirent avec un grand cliquetis de fer.

Lavigueur ne put serrer assez les dents pour empêcher un juron d’y passer.

Vingt batteries de mousquets craquèrent dans l’ombre et vingt gosiers anglais hurlèrent en chœur :

Who goes there ?

Au même instant s’éleva une grande clameur derrière les trois Canadiens. Sous les tentes s’éveillaient les dormeurs.

Une idée éclata comme un obus dans la pensée de Beaulac. C’était de se constituer prisonnier afin de revoir Berthe et de s’enfuir ensuite avec elle.

Mais le sentiment du devoir la lui fit repousser aussitôt. Ne se devait-il pas avant tout à son pays ?

— Filons ! tonnerre de Dieu ! dit Lavigueur, ou nous sommes flambés !

Tous trois se retournent, bondissent sur leurs jarrets avec la spontanéité d’un ressort qui se détend d’un seul coup, et s’élancent à toutes jambes du côté des tentes.

Derrière eux éclatent vingt mousquetades dont les balles effleurent les fugitifs avec des miaulements aigres. Mais, aucun d’eux n’est atteint, grâce à la précipitation des tireurs.

Trois secondes leur ont suffi pour franchir la courte distance qui les séparait des tentes.

Ils vont les dépasser, lorsque de l’une d’elle sort un officier qui leur coupe le chemin.

Lavigueur brandit sa hachette et l’abat sur l’Anglais.

Celui-ci a deviné l’intention avec le premier mouvement du Canadien et s’est jeté à terre en évitant le coup.

L’officier voit les trois fuyards sauter par-dessus lui comme des ombres. Se relevant :

— Poursuivons-les ! s’écrie-t-il.

Quelques hommes s’élancent derrière lui sur la trace des fugitifs.

Ceux-ci ont déjà franchi la ligne des sentinelles, dont ils essuient pourtant le feu.

Le chef des francs-tireurs est atteint, chancelle et tombe.

— Le pendard ne l’a pas volé ! C’est lui qui nous a mis dans le trouble ! dit Lavigueur en courant toujours à côté de Raoul.

Quelques-uns des poursuivants s’arrêtent auprès du franc-tireur canadien qui se tord dans les convulsions de l’agonie.

Les autres, au nombre de huit, continuent de courir après les fugitifs, précédés de leur officier qui les anime du geste et de la voix.

— Si nous en descendions une couple, dit Raoul.

— Non, non, pas à présent… Gardons nos balles pour tantôt… plus près du bois.

Ils coururent ainsi dix minutes à travers champs, sautant par-dessus les clôtures et les fossés et piquant en droite ligne vers le bois, dont ils étaient sortis trois quarts-d’heure auparavant.

By God ! criait l’officier anglais à cinquante pas derrière eux, il faut les prendre vifs… et les pendre ensuite… pour l’exemple !

La lisière du bois dentelait le ciel sombre à cent pas devant eux, quand Lavigueur dit à Beaulac :

— Attention ! armez l’un de vos pistolets… mon lieutenant… Gardez l’autre en réserve… Moi je vais tirer mes deux coups… Visez bien… Ça en fera trois de moins.

Ils s’arrêtèrent.

Les Anglais arrivaient avec une furieuse rapidité.

Quand ils ne furent plus qu’à trente pas, partirent trois coups de feu qui couchèrent autant d’Anglais sur le sol.

Raoul et Jean dévorèrent en quelques bonds les cent pas qui les séparaient du bois touffu dans lequel ils s’engouffrèrent comme des spectres rentrant dans la nuit.

Des cris de rage retentissaient derrière eux.

À la lueur des pistolades tirées par les Canadiens, l’officier anglais avait crié :

— Enfer !… nos prisonniers de l’autre jour !… Vingt guinées pour chacun de ces deux hommes.

Cet officier était Brown, qui, en tirant sur Raoul à bout-portant, près de l’intendance, avait assez entrevu Beaulac et Lavigueur pour les reconnaître.

Excités par l’appât du gain, les soldats anglais, sans s’arrêter près de leurs trois camarades blessés, suivent hardiment leur capitaine qui continue sa poursuite avec un nouvel acharnement. À leur tour ils disparaissent derrière les arbres de la forêt, guidés par le froissement des branches que cassent les pieds des fuyards.

C’était bien de la folie que de s’aventurer ainsi dans une forêt qu’ils ne connaissaient pas. Mais les soldats anglais songeaient aux cinquante guinées promises. Quant à Brown, c’était un jeune homme emporté, qui avait maintes fois joué sa vie dans les combats, avec la même insouciance qu’un enfant fait d’une balle. Au degré d’exaltation où son sang était monté, il lui fallait aller jusqu’au bout de ses forces, réussir ou succomber.

Plus habiles à battre les bois que ces étrangers, Beaulac et Lavigueur prenaient quelqu’avance sur leurs ennemis, qu’ils entendaient courir, tomber et jurer comme des démons à cent pas en arrière.

— Rechargeons nos armes ? dit Raoul, que Jean suivait de près.

— Ce n’est pas la peine, mon lieutenant. Je leur en prépare une bonne… s’ils nous poursuivent… jusqu’à la rivière… Pourquoi… perdre du temps… et risquer notre peau… s’ils s’arrêtent auparavant… ?

Les deux Canadiens retrouvaient aisément leur chemin, vu les signaux de reconnaissance dont la blancheur, marbrant l’obscurité, guidait Lavigueur.

Éveillés par un bruit inusité, les oiseaux jetaient mille cris de frayeur du haut de leurs nids aériens ; tandis qu’au fond des bois, bien au loin, hurlait quelque vieux loup oublié par les chasseurs dans une tanière écartée.