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bois. Outre que les provisions sont rares, il leur faut coucher à la belle étoile, beau temps ou mauvais temps. Quant à nous, nous rôdons d’un bord et de l’autre, tuant un Anglais par-ci, par-là, et arrachant aux ennemis quelques-uns de nos bestiaux, que nous poussons du côté des montagnes pour la nourriture des enfants et des femmes.

— Les villages de l’Ange-Gardien et du Château n’ont pas encore été incendiés par les Anglais ?

— Non, parce qu’ils veulent sans doute s’y mettre à couvert ; mais ça viendra bientôt. Vous savez qu’ils ont déjà commencé leurs feux de joie sur la côte du sud ?

— Oui, reprit distraitement Beaulac. Mais la nuit est pas mal avancée, et il nous faut vous quitter si nous ne voulons pas être surpris par le jour avant la fin de notre reconnaissance.

— Vous allez jeter un coup d’œil au camp des Anglais, n’est-ce pas ? Eh bien ! si vous voulez, nous ferons route ensemble.

— Je n’ai pas d’objection. Seulement, je crains que notre trop grand nombre n’attire plus aisément l’attention de l’ennemi.

— Ne craignez rien, mon officier. Nous ne marcherons tous ensemble que durant un certain temps. Aux environs du camp, nous nous séparerons par groupes de deux ou trois selon notre habitude ; de la sorte, si quelqu’un de nous est surpris, les autres, avertis par le vacarme, ont le temps de s’enfuir.

— En effet, dit Raoul, ce n’est pas mal imaginé. Allons !

Ils longèrent, dans l’espace d’un demi mille, la lisière du bois parallèlement au camp des Anglais. Arrivés à moitié chemin entre la chute et le village de l’Ange-Gardien, dont la flèche aiguë du clocher semblait, vu la distance et l’obscurité, piquée dans le ciel noir, Ils descendirent une éminence en marchant droit à un groupe de deux ou trois habitations.

— C’est là qu’est le quartier général de Wolfe, dit le capitaine des francs-tireurs à Beaulac.

— Je sais. Mais pouvez-vous me dire si c’est ici qu’ont été conduits les prisonniers qu’ils nous ont faits ?

— Il paraît, en effet, qu’ils en ont amenés quelques-uns avec eux.

— Sauriez-vous où ils sont gardés ? demanda Raoul avec une pulsation plus précipitée du cœur.

— Non, monsieur.

Il pouvait être une heure et demie. À part les sentinelles, dont les cris, se succédant sans interruption, annonçaient qu’on y faisait vigilante garde, le camp anglais était enveloppé dans le silence du sommeil, comme un bon bourgeois qui dort, ses draps douillettement tirés jusqu’au menton, tandis que son chien, grondant au moindre bruit, veille sur le seuil de la maison.

Nos Canadiens s’arrêtèrent à une portée de fusil du camp.

— De quel côté allez-vous ? demanda le chef des guérillas à Raoul, après lui avoir donné à voix basse certains renseignements qu’il importait à Beaulac de savoir sur les forces et la position du camp de Wolfe, afin d’en rendre compte à M. de Montcalm.

— Je vais tâcher de me glisser jusqu’à la demeure du général, répondit Beaulac, qui venait de penser que Wolfe devait avoir ses prisonniers sous la main pour les interroger au besoin.

— C’est l’endroit le mieux gardé. Prenez garde de vous fourrer dans la gueule du loup ! Tenez, laissez-moi aller avec vous pour vous montrer le chemin et vous faire éviter les endroits dangereux. Ce n’est pas la première fois, comme vous, que je rôde au beau milieu du camp ennemi. D’ailleurs, mes hommes n’ont pas besoin de moi pour ce qu’ils ont à faire, et nous savons où nous rejoindre en cas d’alerte.

Raoul comprit que cet homme le prenait probablement pour un traître ou un déserteur venu dans le dessein de s’aboucher avec Wolfe ou de passer à l’ennemi ; mais il réfléchit en même temps qu’il valait mieux feindre ne pas s’en apercevoir et se laisser suivre par un individu capable de lui casser la tête au moindre mouvement suspect.

— J’accepte votre offre avec plaisir, répondit Raoul. Mais dépêchons-nous ; le jour va bientôt poindre.

— Est-il embêtant, cet animal-là ! grommela Lavigueur, tandis que le chef des francs-tireurs donnait des instructions à ses gens.

Beaulac vit s’agenouiller les maraudeurs, qui disparurent bientôt sans bruit dans toutes les directions.

— Je suis à vos ordres, dit leur capitaine à Raoul.

— Avançons.

Courbés tous les trois sur le sol et se traînant sur les mains et les genoux, ils se coulèrent dans la direction du quartier général.

Il leur fallait passer entre deux sentinelles qui marchaient lentement à cent pas l’une de l’autre, et se glisser entre des tentes disposées en cercle autour des deux ou trois maisons occupées par Wolfe et les officiers de l’état-major.

Mais la nuit était noire et nos éclaireurs prudents comme des renards qui rôdent autour d’un poulailler. Aussi passèrent-ils à cinquante pas des sentinelles et à quelques pieds seulement de deux tentes d’où sortaient de sonores ronflements.

Les feux s’éteignaient, et c’est à peine si quelques tisons jetaient sous la cendre, au souffle d’un vent léger, de mourantes lueurs.

Arrivés à une portée de pistolet de l’habitation occupée par le général anglais, ils durent s’arrêter ; car des factionnaires, qui causaient à demi-voix, entouraient la maison.

Une pensée douloureuse traversa, ainsi qu’un fer aigu, l’esprit de Raoul. C’était peut-être là que l’on retenait sa fiancée captive. Exposée aux regards, voire même aux galanteries d’audacieux officiers, elle pouvait être là qui souffrait, sans aucune protection ; et lui, Raoul, son amant, s’en voyait séparé par un abîme de dix pas !

Cette idée funeste arracha au jeune homme un rauque soupir que le défiant capitaine des francs-tireurs prit pour un signal entre Beau-