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rester engagés sous leurs chevaux. Tous deux bondissant en arrière vinrent s’adosser à la portière du carrosse et firent face à leurs ennemis, Raoul se couvrant de son épée, et Lavigueur brandissant sa lourde rapière de cavalerie.

Ils ne pouvaient se servir de leurs pistolets, restés dans les fontes, sur la selle des chevaux morts.

Le premier assaillant qui s’approcha reçut en plein corps un coup de pointe de l’épée de Raoul.

Il râla et tomba.

— Et d’un ! fit Beaulac, qui, après s’être fendu à fond, se remit en garde.

— De deux ! dit Lavigueur. Et d’un furieux coup de taille, il fendit jusqu’aux oreilles le crâne d’un autre Anglais.

— Par Dieu ! finissons-en ! vociféra Brown, voici qu’on accourt !

En effet, Bigot arrivait à bride abattue ; il n’était plus qu’à soixante pas.

Le capitaine arma l’un de ses pistolets et le déchargea presque à bout portant sur Raoul qui, du coup, eut la garde de son épée broyée dans la main, tandis que la balle lui labourait les chairs de l’avant-bras et traversait la voiture de part en part en passant à deux doigts de Berthe et de Mme Péan.

— Malédiction ! cria Raoul en lâchant son arme.

Deux Anglais s’élancent, le saisissent aux quatre membres et l’emportent en courant.

Au même instant Lavigueur, qui avait jusqu’alors tenu ses ennemis en respect, tombe soudain la face contre terre en proférant un affreux juron.

L’un des Anglais s’est glissé, par derrière, sous la voiture et l’a traîtreusement jeté à terre en le tirant par les pieds.

Pendant qu’on se saisit du Canadien, Brown ouvre la portière, tire violemment à lui la dame qui se trouve de son côté et, malgré la résistance qu’elle lui oppose, la charge sur ses épaules et bondit avec sa proie dans la direction des chaloupes.

L’autre femme laissée dans la voiture attire par ses cris l’attention des trois Anglais qui restent en arrière.

L’un d’eux se penche dans l’ouverture béante du carrosse pour tirer cette femme à soi.

Mais il lâche un blasphème et retombe sanglant hors de la voiture.

— Arrière ! bandits ! a crié une voix retentissante coupée par une détonation.

C’est Bigot qui vient de tomber comme la foudre au milieu des trois ennemis et de casser d’une pistolade les reins de celui dont la tête entrait par la portière.

Les deux autres, terrifiés, prennent la fuite.

— Ne crains rien, Angélique ! dit Bigot, qui a reconnu à ses cris la voix de sa maîtresse.

Mme Péan s’élance hors de la voiture. Bigot se baisse vers elle, l’enlève comme une plume, la jette en travers de sa selle et, faisant volte-face, revient au galop vers la rue Saint-Nicolas.

Les coups de feu et les cris ont donné l’éveil.

Une escouade de miliciens portant des torches accourt de la redoute au pas de charge.

Mais il est trop tard. La clarté des flambeaux qu’on agite en ce moment sur les deux navires coulés au milieu de la rivière, sur la redoute et le long du rivage, et s’épandant au loin sur l’eau, laisse voir les deux chaloupes qui s’enfuient à force de rames, après avoir dépassé la digue de pierre.

— Par la corbleu ! s’écrie l’un des spectateurs les plus rapprochés, en voilà une qui chavire.

En effet, l’une des embarcations, elle était en avant de l’autre, se présentait aux regards la quille en l’air, tandis que des cris étouffés, comme ceux de gens qui se noient, s’élevaient dans la nuit.

Voici ce qui était arrivé.

Amenés les premiers aux chaloupes, Beaulac et Lavigueur avaient été garrottés à la hâte et jetés au fond de la première embarcation venue. Puis, trois des quatre hommes qui les avaient faits prisonniers avaient poussé au large sans attendre les autres.

En comptant celui qui était resté à bord pour la garde de la chaloupe, ils étaient quatre qui, penchés sur leurs rames, firent aussitôt bondir la pirogue en avant.

Telles étaient leurs instructions.

Lavigueur et Beaulac avaient cependant été garrottés trop précipitamment ; aussi la chaloupe dans laquelle on les retenait prisonniers n’était pas encore à cinquante pas du rivage que déjà Lavigueur, grâce à la puissance de ses muscles, avait fait glisser dans ses liens sa main droite qui n’eut rien de plus pressé, une fois libre, que d’aller tirer de sa gaine un long couteau de chasse accroché à sa ceinture. L’arme était tranchante comme un rasoir : d’un seul mouvement, Lavigueur coupa les liens qui entouraient ses pieds et ses jambes. Puis se penchant vers Beaulac étendu tout à côté, il lui rendit le même service en moins de temps qu’il ne faut pour le dire.

Les rameurs étaient trop occupés à fuir pour le remarquer.

Jean approcha doucement ses lèvres de l’oreille de Raoul et lui souffla ces mots :

— Jetons-nous à tribord en faisant verser la chaloupe et piquons à terre. Houp !

Ce cri se confondit avec celui des rameurs qui poussèrent des hurlements d’effroi en se sentant tout à coup submergés.

Deux têtes reparurent aussitôt ruisselantes hors de l’eau et fendirent le flot en se dirigeant vers la digue de pierre.

— Allons ! courage, mon lieutenant, dit Lavigueur qui s’aperçut que Beaulac nageait difficilement à cause de sa blessure au bras droit. Hardi ! mon officier ; dix brassées encore et nous y sommes.

Tous deux touchèrent bientôt la digue du palais, d’où ils gagnèrent le rivage en courant.

Quant aux quatre Anglais qui avaient partagé leur bain, deux se noyèrent, ne sachant pas nager. Brown recueillit les autres en jurant comme un payen que c’était bien la peine d’avoir perdu cinq hommes pour prendre une femme.

On manqua faire un mauvais parti à Beau-