Page:Marmette - L'intendant Bigot, 1872.djvu/37

Cette page a été validée par deux contributeurs.

heurter à la barricade qui coupait la rue Saint-Nicolas, vis-à-vis de la « Maison du Roy ».

Quant à la redoute qui défendait le rivage, vis-à-vis de l’intendance, ils eurent le plus grand soin d’en éviter le voisinage, et gardant une distance égale entre la rivière et l’enceinte du parc, ils se glissèrent inaperçus et se blottirent entre les hangars situés près de la rue Saint-Roch.

By God ! dit alors le capitaine Brown, qui commandait ce petit détachement de braves, Diane aurait bien dû rester plus longtemps couchée. On va voir nos chaloupes !

Une subite clarté venait en effet d’envahir le ciel, car la lune se levait radieuse.

Il était près de neuf heures.

Craignant d’être vus, les dix hommes se coulèrent entre les deux hangars inhabités.

Pendant un quart d’heure, la blanche lumière de la lune caressa de ses reflets d’argent les eaux du fleuve, le camp de Beauport et la ville entière.

Les Anglais purent voir se détacher du ciel, dont l’azur éclairé faisait ressortir au loin la ligne sombre et tourmentée des Laurentides, la silhouette de la sentinelle qui montait la garde sur la redoute de Saint-Nicolas.

Deux cents toises les séparaient à peine du factionnaire.

— Le beau point de mire, dit l’un des Anglais qui épaula son mousquet.

— Ne tirez pas, par tous les diables ! grommela Brown en lui arrêtant la main.

— Pas si bête ! monsieur ; bien que ce ne soit pas l’envie qui m’en manque, répondit l’autre. Affaire de s’exercer l’œil, voilà tout.

Peu à peu cependant pâlit la lueur diaphane de la lune et l’ombre vaporeuse de la nuit, un moment refoulée par la lumière, revint bientôt planer sur la terre… Dans sa course triomphante, la blonde Phœbée, comme on disait dans le langage mythologique du temps, venait de rencontrer plusieurs gros nuages noirs qui couraient par le ciel et qui, sans respect pour sa majesté la reine des nuits, voilaient son auguste face.

— Ce ciel nuageux me rassérène le cœur, dit le capitaine, et pour peu qu’il continue à nous être propice, nous courrons moins de dangers que je ne l’aurais cru d’abord.

— Cette sentinelle n’a pas dû voir nos chaloupes, murmura l’un des hommes. Elle continue tranquillement sa marche sur le parapet de la redoute.

En effet le factionnaire, qui pourtant faisait bonne garde, n’avait pu voir ni entendre les Anglais, ceux-ci étant arrivés dans la rivière à la faveur de l’obscurité et dans le plus grand silence.

Puis un cran de rocher, qui s’élevait de dix pieds hors de l’eau et derrière lequel se trouvaient les deux chaloupes, avait empêché qu’on ne remarquât la présence inaccoutumée de ces embarcations.

Eussent-elles été en plus grand nombre, les circonstances auraient été totalement changées, les conditions de silence et d’espace cessant d’être les mêmes. C’est-à-dire que trente chaloupes n’auraient pu s’approcher sans bruit et disparaître au regard comme deux l’avaient su faire.

Les dix Anglais s’étaient cependant concertés. Il leur fallait amener quelques prisonniers. Mais où en prendre ? Le quartier où ils se trouvaient était désert, à part trois ou quatre maisons qui longeaient la rue Saint-Roch dans le voisinage de la chapelle. Encore semblaient-elles inhabitées car il n’en sortait ni bruit ni lumière.

— Attendons ! dit Brown à ses hommes. Il passera bien quelqu’un par ici ce soir. Impossible qu’il n’y ait pas d’allées et venues d’ici à deux ou trois heures entre le camp de Beauport et la ville. En cet endroit, nous sommes presque en sûreté avec autant de chance de réussite que partout ailleurs ; à moins, toutefois, que nous ne pénétrions dans la ville, entreprise que notre petit nombre rend irréalisable. Prenons donc patience.

Et pour donner l’exemple, le capitaine s’assit sur une énorme pièce de bois destinée à la mâture d’un vaisseau de haut bord.

Puis il demanda à l’un de ses hommes une torquette de tabac dans laquelle il coupa une chique à belles dents, tout officier qu’il était, vu l’impossibilité de fumer. La torquette fit le tour du cercle et les aventuriers se mirent à lancer à tour de rôle, avec une gravité toute britannique, de longs jets de salive.

Une heure s’écoula durant laquelle des Français se seraient rongés les poings plutôt que de rester si longtemps inactifs.

Eux ne bougèrent pas plus que s’ils eussent été couchés dans leur hamac.

L’horloge du beffroi de la cathédrale venait de sonner lentement dix heures, et les vibrations de la cloche, que leur permettait d’entendre le grand silence qui régnait de par la ville, bruissaient encore à leurs oreilles, affaiblies, néanmoins, par la distance, lorsque le capitaine Brown se leva soudain.

— Écoutez ! dit-il.

Un roulement lointain grondait sourdement dans la direction de la rivière Saint-Charles.

— Venez, dit Brown à ses gens.

Tous ensemble longèrent le hangar et marchèrent vers la rue Saint-Roch.

— Maintenant, que personne ne bouge ! fit Brown qui se coucha pour appuyer son oreille sur le sol.

Il écouta.

— C’est une voiture, reprit-il en se relevant après quelques secondes. Elle vient de notre côté. Blottissons-nous au bout de ce hangar. Soyons prêts à l’arrêter quand elle sera en vue.

Il était temps.

Le carrosse de Mme Péan n’était plus qu’à deux cents pas.

Au moment où il traversait la rue Saint-Roch pour longer l’enceinte du parc, les Anglais bondirent comme des jaguars à la tête des chevaux, qu’arrêtèrent de vigoureux bras.

Ce fut alors que Raoul et Jean accoururent en avant du carrosse.

Bien que démontés par un double coup de feu, les deux cavaliers gardèrent assez de sang-froid pour s’empêcher de tomber et de