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— Ou est parfaitement disposé à le faire, ce qui revient au même.

La figure de Mme Péan prit une telle expression d’incrédulité dédaigneuse, que l’astucieux valet comprit qu’il était temps de frapper le grand coup.

Aussi commença-t-il, sans autre préambule, à raconter l’enlèvement de Mlle de Rochebrune, la part qu’il y avait prise et les brusqueries du maître à son égard.

À mesure que Sournois avançait dans son récit, la pauvre femme s’était mise à pâlir de telle sorte que le sang avait fini par fuir complètement son visage pour affluer au cœur. Elle devint aussi blanche qu’une statue d’albâtre.

Il avait à peine fini que se dressant soudain sur ses pieds :

— Ah ! c’est infâme ! s’écria-t-elle.

Depuis le commencement de sa liaison avec l’intendant, ce qui remontait déjà à plusieurs années, Bigot s’était montré si attentif auprès d’elle, que jamais la jeune femme ne l’avait un seul instant soupçonné de lui être infidèle.

Dieu sait pourtant, s’il en faut croire la tradition, que M. Bigot avait bien, en fait d’amour, toutes les idées larges de son siècle, et qu’il dut plus d’une fois, l’occasion aidant, se délasser ailleurs d’un attachement aussi prolongé.

Mais Mme Péan n’en avait su rien, vu que les personnes de sa petite cour avaient le plus grand intérêt à ce que la bonne entente subsistât le plus longtemps possible entre le puissant intendant et leur amie, la femme de l’aide-major.

Aussi, la nouvelle imprévue qu’apportait Sournois la frappa-t-elle comme un coup de foudre.

Ce n’est pas que son amour pour Bigot fût encore aussi vif que dans les commencements. Bien au contraire ; et s’il nous est trop pénible de penser qu’elle avait tout d’abord cédé plutôt à la passion véritable qu’à l’idée d’une spéculation sordide, nous devons aussi constater que son amour, émoussé peu à peu par le temps, avait fini par ne régner qu’à demi dans son cœur, dont l’intérêt et le sentiment se disputaient maintenant la possession.

Cependant, la douleur que ressentit ce reste de passion, jointe à la prévision de perdre à tout jamais, avec les bonnes grâces de l’intendant, ses libéralités splendides, lui arracha un cri de lionne blessée.

Sournois fut tellement effrayé de l’effet terrifiant produit par son indiscrétion, qu’il comprit qu’il lui fallait maintenant rassurer la pauvre femme.

— De grâce ! madame, calmez-vous, s’écria-t-il. Le mal n’est pas aussi grave que vous croyez, puisqu’il est encore réparable.

Puis il lui fit part de la conversation qu’il avait eue avec son maître, durant l’après-midi même, et de la conviction qu’il en avait acquise que Bigot n’avait pas été heureux dans son entreprise galante auprès de sa jeune captive.

— Ah ! ce n’en est pas moins indigne de vouloir me trahir ainsi !

Elle fondit en larmes.

Sournois, ne sachant quelle contenance garder devant l’effusion de cette douleur, eut recours à son expédient ordinaire dans les circonstances embarrassantes et se mit à frotter doucement son nez avec la seconde jointure de l’index.

Soulagée par ses pleurs, Mme Péan revint bientôt à elle.

D’une main que la colère, autant que l’émotion, rendait tremblante, elle essuya les larmes qui voilaient ses beaux yeux, et releva la tête.

— Ne m’avez-vous pas dit, Sournois, que vous retournez à Beaumanoir ?

— Oui, madame.

— Quand y serez-vous ce soir ?

— Il est maintenant… près de six heures. Avant que je me sois préparé et mis en route, il en sera bien six-et-demie. De sorte que je n’arriverai guère au château avant huit heures.

— Bien ! À présent, écoutez-moi. Consentez-vous à me servir en cette affaire ?

— Oh ! que oui ! madame. Et, non-seulement dans ce cas-ci, mais toujours et partout, j’exécuterai les ordres que vous voudrez bien me donner.

— C’est bon ! je saurai vous en récompenser. D’ailleurs, c’est le seul parti qui vous reste à prendre après les dangereuses confidences que vous venez de me faire. Sur un seul mot à votre maître, je vous perdrais à tout jamais.

— Je le savais pardieu bien ! — Excusez ce juron, madame ; … vieille habitude ! — Aussi avais-je l’intention de vous offrir mes services.

— Alors, rendez-vous de suite à Beaumanoir et attendez-y mes ordres. Peut-être même m’y verrez-vous ce soir. Dans tous les cas, rapportez-vous-en à ma discrétion pour détourner de vous les soupçons de M. Bigot. Ah ! attendez un instant.

Mme Péan sonna et sa fille de chambre apparut.

— Lisette, lui dit sa maîtresse, apporte-moi donc ma bourse que j’ai dû laisser, en me couchant, sur le pied de mon miroir.

L’instant d’après revint la soubrette avec une de ces longues bourses en soie que nos porte-monnaie ont remplacées, plus ou moins bien. Elle était toute brodée en perles, et deux anneaux d’or la fermaient par le milieu.

— Merci, Lisette, et retirez-vous.

Lorsque la servante eut refermé la porte, elle prit cinq louis d’or qu’elle offrit à Sournois en lui disant :

— Prenez cet à-compte, et tenez-vous prêt.

Le valet sortit après s’être incliné jusqu’à terre.

— Allons ! Sournois, mon ami, se dit-il en regagnant l’intendance, je crois que vous venez de faire une bonne spéculation en vous avisant de servir deux maîtres à la fois. Quant à ma petite vengeance, elle va marcher son train maintenant.

Durant le quart-d’heure qui suivit le départ de Sournois, Mme Péan descendit dans les plus intimes profondeurs de la réflexion.

Assise sur le divan, la fossette de son menton perdue dans sa main droite, son joli index sur les lèvres, et fronçant de temps à autre