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Quand Sournois eut fini de remplir son office de coiffeur, cinq heures venaient de sonner.

— Maintenant, lui dit Bigot, tu vas regagner Beaumanoir et m’y attendre jusqu’à demain soir. Mais auparavant, rends-toi à la haute-ville chez Mme Péan, et, après lui avoir présenté mes compliments affectueux, dis-lui que je ne pourrai me trouver chez elle aujourd’hui que sur les neuf heures du soir, vu que je serai des plus affairés jusque-là.

— Que vous avez d’esprit, cher monsieur ! pensa Sournois, d’aller ainsi de vous-même au devant de mon plus vif désir en m’envoyant au seul endroit où je tienne à aller.

Dix minutes plus tard, Sournois frappait à la porte de Mme Péan, sur la rue Saint-Louis.[1]

Une charmante soubrette vint ouvrir.

Comme il était toujours porteur des messages de l’intendant, le valet fut admis sans difficulté en présence de la maîtresse du logis.

On fit entrer Sournois dans un merveilleux boudoir, où tables, étagères, causeuses, du plus ravissant travail de Boule, s’étalaient sur un épais tapis de Perse.

À demi couchée sur un canapé, la belle madame Péan lisait le fameux roman de l’abbé Prévost, Manon Lescaut.

Un peu fatiguée de la soirée précédente, où l’on avait joué chez elle fort avant dans la nuit, la jeune femme ne s’était levée qu’à deux heures de l’après-midi. Et comme elle ne s’était pas sentie tout à fait bien, elle n’avait fait que passer un peignoir à dentelle pour se jeter sur le canapé du boudoir.

Ses longs cheveux noirs ruisselaient dans un superbe désordre sur ses épaules dont la blancheur rosée resplendissait sous l’élégante échancrure du peignoir, et ses yeux bleus parcouraient d’un regard languissant le livre que tenaient ses doigts effilés.

Son pied droit, chaussé d’une charmante mule de satin aurore, s’appuyait sur le dos d’un petit chien à poil blanc et frisé qui dormait sur un carreau de velours ; tandis que la jambe gauche, gracieusement repliée sur elle-même, laissait deviner ses admirables contours sous la légère étoffe de la robe diaphane.

— Diable ! se dit Sournois, dont la laideur contrastait étrangement avec cette exquise beauté, il faut que le maître soit bien dégoûté pour être infidèle à un aussi beau brin de femme ! Ah ! Sournois, mon ami, que n’êtes-vous né Bigot pour passer votre vie à genoux devant cette adorable créature !

Sournois ne manquait pas d’esprit.

Puis, élevant la voix ;

— Madame, dit-il, et il inclina sa disgracieuse personne, M. l’intendant vous fait présenter ses compliments et m’a chargé de vous dire qu’il ne pourra pas venir ce soir avant neuf heures.

C’est à peine si la belle Angélique Péan[2] avait daigné quitter des yeux son livre pour écouter le valet.

Mais quand Sournois eut cessé de parler, elle fit une petite moue et dit avec humeur, quoique sans se déranger :

M. l’intendant est donc bien affairé ces jours-ci ?

— Oui, joliment, madame !

Sournois avait su donner un accent tellement singulier à sa réponse, que la jeune femme ne put s’empêcher de tourner la tête, et regardant le valet de ce petit air dédaigneux qu’une dame croit devoir prendre avec son domestique ;

— Qu’est-ce à dire ?

— Que mon maître est, de ce temps-ci, plus occupé que madame ne le voudrait peut-être.

— Or çà, mon ami, vous oubliez avec qui vous êtes ; et vous vous permettez, je crois, de badiner avec moi.

— Pardon, madame. Les préoccupations de mon maître, au contraire, sont choses tellement graves, qu’il faut en parler très-sérieusement, surtout devant vous.

— Comment, devant moi ? Expliquez-vous plus clairement, ou sortez !

— C’est que voyez-vous, madame, fit Sournois en se frottant le nez, les choses désagréables à entendre sont toujours difficiles à dire.

— Je suis folle de m’amuser à écouter cet homme, murmura la dame ; il aura trop bu, selon son habitude. J’aurais dû y songer plus tôt.

Et jetant sur le valet un regard empreint de cette crainte instinctive que les femmes ressentent à la vue d’un homme ivre, elle se mit sur son séant pour tirer le cordon d’une sonnette et appeler quelqu’un.

Mais Sournois avait lu cette pensée dans ses yeux.

— Excusez-moi, madame, dit-il de sa voix la plus douce ; vous me croyez gris, n’est-ce pas ? Eh bien ! écoutez-moi seulement deux minutes et vous vous convaincrez du contraire. Permettez-moi toutefois de vous faire une question. N’avez-vous rien remarqué d’étrange dans la conduite de M. l’intendant, depuis son retour de Beaumanoir, c’est-à-dire depuis hier matin ?

— Eh bien ! en supposant que cela fût ?

— Si cela n’était pas, madame, M. Bigot serait encore plus hypocrite que je ne le croyais.

— Hein !

— Car il vous trompe, madame,

— Il me trompe !

  1. Au dire de M. James Lemoine, Mme Péan demeurait dans la rue Saint-Louis, au lieu où s’élève aujourd’hui la caserne des officiers. La tradition nous dit que la maison qu’elle habitait lui avait été donnée par Bigot.
  2. J’ai sous les yeux une copie de l’acte de mariage, tirée des registres de N. D. de Québec, de « Michel-Jean-Bugues Péan, Ecr., Sr. de Saint-Michel, officier des troupes du détachement de la marine entretenu en ce pays et aide-major de Québec, fils de Hugues-Jacques Péan, Ecr., Seigneur de Livaudière, chevalier de l’ordre royal et militaire de Saint-Louis, etc.… d’une part, et Dlle Angélique Renaud d’Avenue, fille de feu Marie-Nicolas Renaud d’Avenue, vivant, Ecr., Sr. de Meloise, seigneur de Neuville, etc.… »

    M. Péan et Mlle des Meloises furent mariés à Québec, le trois janvier mil sept cent quarante-six, par Monseigneur du Breil de Pontbriand.