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du cocher. Quant à monsieur Bigot, ajouta-t-il froidement, et de la main gauche il arma l’un de ses pistolets d’arçons qu’il avait enlevés des fontes de sa selle, il faudra bien qu’il me réponde ! Attention !… j’entends le roulement de la voiture qui s’engage dans l’avenue !

En effet, le bruit des roues écrasant les branches qui bordaient la route, firent rentrer dans l’ombre les deux acteurs de ce sombre drame.

Le cœur de Raoul battit à rompre sa poitrine.

Mais cette émotion ne dura qu’un moment.

Les pas des chevaux devinrent de plus en plus distincts, et bientôt le carrosse fut en vue.

— Une ! deux ! trois ! dit Raoul.

Les deux hommes prirent leur élan.

Les chevaux se cabrèrent, arrêtés par une main puissante, tandis que Raoul s’élançant d’un seul bond sur le siège, frappa le cocher en pleine poitrine du pommeau de son épée.

Le conducteur tomba par terre comme une masse de plomb, et se mit à râler en se tenant les côtes à deux mains.

— S’il fait mine de bouger, casse-lui la tête d’un coup de pistolet ! cria Raoul à Jean.

Puis, sautant à bas du siège, il courut en arrière de la voiture pour s’y débarrasser du laquais.

Mais celui-ci, terrifié par cette attaque effective et soudaine, avait déjà pris ses jambes à son cou, et se sauvait dans la direction de Charlesbourg.

— Au dernier les bons, dit Raoul on se présentant à la portière qu’il ouvrit brusquement de sa main droite.

Il avait rengainé son épée ; mais sa gauche serrait toujours la crosse du pistolet dont il dirigea la gueule vers la personne assise l’intérieur de la voiture.

— Le chevalier Raoul de Beaulac présente ses hommages à M. l’intendant Bigot, dit-il d’une voix railleuse et colère.

Mais à peine eut-il jeté un regard au dedans du carrosse, qu’il laissa tomber son arme à terre.

Et, tout troublé par l’apparition qui s’offrait à ses yeux ébahis, il ôta gauchement son chapeau.


CHAPITRE V.

PERFIDIE.


Selon l’ordre qu’il avait reçu, Sournois était venu dans l’après-midi de cette même journée, donner à l’intendant des nouvelles de Mlle de Rochebrune.

Le valet avait eu le temps de se remettre ; et lorsqu’il se présenta devant Bigot, au palais de l’intendant, ce fut avec cet air rampant qui lui était habituel qu’il aborda son maître.

— Hé bien ! Sournois, dit Bigot, comment va ton nez ? Il me produit l’effet d’être plus rubicond que de coutume. Garderait-il donc encore des marques de ma mauvaise humeur d’hier matin ?

— Oh non ! monsieur l’intendant ; d’ailleurs ce n’est point la peine d’en parler, répondit le valet, qui, en blêmissant, car sa face violacée ne savait plus rougir, porta machinalement la main à cette intéressante partie de sa figure.

Bigot soupçonna fortement son valet de chambre d’avoir mis à profit les deux jours de liberté qu’il avait eus pour visiter à son aise le cellier de Beaumanoir.

À vrai dire, ce jugement du maître était loin d’avoir rien de téméraire.

Afin, sans doute, d’avaler plus facilement la honte qu’il avait subie, Sournois avait depuis la veille absorbé une énorme quantité de vins de toute espèce. Sauterne, Bordeaux, Xérès, Rancio, Champagne et eaux-de-vie, il avait fait chanter les vins des meilleurs crûs sur tous les tons de la gamme du glouglou, en s’accompagnant des doigts sur le col poussiéreux des bouteilles.

Car Sournois dédaignait de perdre son temps à remplir un verre, et buvait ordinairement le goulot sur les lèvres.

— Comme cela, disait-il en s’essuyant la bouche du revers de sa manche, on ne perdait rien de ce divin arôme qui n’avait pas même un prétexte pour s’éventer.

Bigot, qui avait intérêt à lui faire oublier sa brutalité de la veille, ne fit aucune allusion à l’ivrognerie de son domestique ; mais changeant le sujet de la conversation ;

— Et comment se porte

Ma belle
Rebelle ?

reprit-il en chantonnant.

— Euh ! comme ça, monsieur l’Intendant.

— Qu’entends-tu dire ?

— Que la petite a l’air bien désolée.

— Elle s’ennuie de moi, sans doute ; j’irai la consoler, dit Bigot d’un air suffisant sous lequel perçait une certaine inquiétude qui n’échappa point à l’œil clairvoyant de Sournois.

— À vous dire vrai, monsieur l’intendant, je ne crois pas que votre retour la comble de joie. Car elle m’a parue bien heureuse quand je lui ai annoncé votre départ subit.

— Innocent ! pourquoi lui dire cela ?

— Dame ! monsieur ne me l’avait pas défendu.

— C’est vrai ! Allons ! je vois qu’il me va falloir démasquer toutes mes batteries pour vaincre son obstination. Que le diable m’emporte si la fillette ne se rend pas avant deux jours !

— Oh ! oh ! pensa Sournois, il parle de vaincre ! donc, il a été repoussé l’autre jour. Décidément, je vais pouvoir me venger de ce coup de poing dont le poids m’est resté… sur le nez.

— Tu lui as porté régulièrement ses repas, Sournois ?

— Certainement, monsieur.

— Mange-t-elle ?

— Oui, mais si peu que ce n’est vraiment pas la peine d’en parler.

— Hum ! et dire que je ne puis pas encore laisser la ville aujourd’hui ! Enfin, il faut en prendre son parti ; mais demain j’irai à Beaumanoir, coûte que coûte. Quant à toi, tu vas y retourner après m’avoir coiffé, toutefois ; car il n’y a que toi qui saches le faire à mon goût.