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tance qui séparait la position sociale de chacun d’eux.

C’était l’homme du peuple à côté du gentilhomme.

Il était d’assez petite taille ; mais ses robustes épaules et ses bras musculeux savaient déployer au besoin la quantité surprenante de force et de vigueur que la nature avait su faire entrer dans ce corps trapu.

Tous les traits de sa figure placide, ses lèvres épaisses, ses larges narines, ses yeux gris et doux, indiquaient la franchise et la bonhomie.

À cet homme, doué d’un cœur généreux, il ne manquait pourtant que le vernis donné par la naissance et l’éducation, pour en faire l’égal du gentilhomme qu’il accompagnait.

Car Jean Lavigueur, dans le cours de sa vie aventureuse à travers les immenses forêts canadiennes, avait plus d’une fois donné des preuves de grandeur d’âme dans ses relations avec les sauvages, amis ou ennemis, au milieu desquels s’était écoulé sa jeunesse.

Et, si l’on s’en souvient, c’était lui qui, quatre ans auparavant, avait ramassé la petite Berthe mourante sur le seuil de l’intendance.

Pendant un an, Lavigueur traita l’orpheline comme si elle eût été sa propre enfant. Le pauvre ouvrier, qui avait laissé depuis quelques années le fusil du coureur des bois pour la hache du charpentier, ne songea pas une seule fois à se plaindre du surcroît de dépense que la nouvelle venue occasionnait dans le modeste intérieur.

Au contraire, il s’était tellement attaché à l’orpheline, que lorsqu’une parente éloignée de la famille de Rochebrune était venue réclamer Berthe au bout d’un an, le cœur de ce brave homme avait saigné de même que s’il lui eût fallu se séparer de sa propre fille.

Cette parente de Berthe était une demoiselle âgée, cousine de M. de Rochebrune. Elle avait demeuré longtemps à Montréal et s’était décidée de venir rester à Québec, après la mort du vieil officier.

À la suite d’assez longues recherches, Mlle de Longpré avait fini par retrouver Berthe. Alors, celle-ci avait dû laisser, à son grand chagrin d’abord, la maison du charpentier de Saint-Roch, pour retourner vivre à la haute-ville avec sa vieille parente qui jouissait d’une petite fortune.

Mais la jeune fille n’oublia jamais ceux qui l’avaient accueillie dans sa détresse, et elle allait souvent chez le brave homme et sa femme, qui méritaient bien cette reconnaissance.

Lavigueur servait sous les ordres de Raoul, dans l’escadron de cavalerie commandé par M. de la Roche-Beaucourt. C’était sa réputation de cavalier consommé qui l’avait appelé à faire partie de ce corps privilégié ; renommée bien méritée, du reste, pour un homme qui se faisait autrefois un jeu de dompter les plus fougueux chevaux sauvages des prairies de l’ouest.

Pour peu qu’on veuille bien prêter l’oreille à leur conversation, l’on saura bientôt quel intérêt commun rapprochait ces deux hommes de conditions si différentes.

— Dis-moi donc un peu, Jean, demanda Raoul de Beaulac à son compagnon de route, comment tu t’y es pris pour te renseigner sur son sort ?

— C’est simple comme bonjour, mon lieutenant. Vous vous rappelez que vous vîntes chez nous avant-hier, à dix heures du soir, me demander si je n’avais pas vu cette chère demoiselle Berthe, que j’aime comme l’enfant de mon sang.

— Oui, Mlle de Longpré, dont la demeure avoisine la mienne, était entrée toute bouleversée chez moi à neuf heures. Elle fondait en larmes en me disant que Mlle de Rochebrune n’était pas encore de retour de l’Hôpital-Général, où une cousine maternelle de Mlle de Longpré, religieuse dans cette communauté, lui fait la classe toutes les après-midi, afin de compléter son éducation. Jamais Berthe n’était revenue après sept heures du soir. Ce qui la rendait plus inquiète encore, c’étaient les fréquentes allées et venues du grand nombre de soldats qui, depuis quelques jours, affluent à la capitale.

« Cette nouvelle m’ayant moi-même rempli d’inquiétude, je descendis en toute hâte à l’Hôpital-Général. On m’y apprit que Berthe avait bien été quelque peu retardée ce soir-là par je ne sais plus quelle cérémonie religieuse, mais qu’elle n’en avait pas moins quitté le couvent depuis une heure. — Parbleu ! me dis-je, pour trouver un prétexte qui calmât mon inquiétude croissante, elle sera arrêtée chez ce brave Jean Lavigueur, comme il lui arrive souvent de le faire. Et je courus chez toi. Vous ne l’aviez pas vue.

— Non, excepté un instant le matin, mon lieutenant. Cela vous mit tellement hors de vous-même, que je me sentis aussi un moment tout abasourdi. Mais comme pleurer est la seule affaire des femmes, et que les hommes doivent se remuer au lieu de perdre un précieux temps à s’essuyer les yeux et à tomber en syncope, je tâchai de vous ramener le courage au cœur en vous faisant agir. Et je vous suggérai l’idée de vous mettre immédiatement en recherche avec moi.

— Ce que nous fîmes sans aucun résultat.

— De même que durant toute la journée du lendemain, c’est vrai, mon lieutenant. Mais hier soir, quand je rentrai chez nous, fatigué, découragé, ma femme m’interpella de la sorte :

— « Dis donc, Jean, dit-elle, puisque la demoiselle ne s’est pas arrêtée chez nous comme de coutume, c’est donc d’ici à l’Hôpital des bonnes sœurs qu’elle s’est perdue. Car, vois-tu, mon homme, si quelqu’un a enlevé cette chère demoiselle, ç’a dû être dans le clos désert qui sépare le faubourg Saint-Roch de l’Hôpital-Général. Le plus grand gueusard d’homme n’aurait pas pu l’emmener en plein faubourg sans que nos gens de Saint-Roch s’en fussent aperçu à cette heure-là,

— « Ah çà ! qu’est-ce que tu me chantes donc là ? que je lui répondis. Crois-tu que je n’ai pas pensé à cela avant toi ? Toute la sainte journée nous avons fouillé, de fond en comble, M. Raoul et moi, l’endroit que tu mentionnes.

— Écoute-donc, bourru, qu’elle me répliqua. Savais-tu que M. l’intendant — un grand