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vous cacher qu’en tombant je vous entraînerais avec moi dans l’abîme.

« Puisque donc le moment d’agir est venu, sachons oublier, pour un certain temps, les plaisirs de la vie facile que nous avons menée jusqu’ici, sachons redevenir hommes d’énergie. Combinons notre plan, réunissons toutes nos forces afin de contraindre la main de la fortune à nous aider plutôt qu’à nous laisser choir. Et quand une fois nous aurons franchi le périlleux obstacle, nous reprendrons là-bas, sur le sol de France, notre joyeuse vie.

— Bravo ! bravo ! s’écrièrent Deschenaux et DeVilliers.

— Vous avez raison, dirent à la fois Corpron et Cadet.

— Mais, poursuivit Bigot, nous avons d’autant plus besoin d’agir de concert qu’il nous va falloir faire face à des circonstances imprévues. Je vous avoue, pour ma part, que certain plan que j’avais formé pour notre très-prochain retour en France, devient irréalisable, pour cette année du moins, vu l’expédition que ces maudits Anglais dirigent sur Québec. Comment croire, en effet, que le roi accepterait notre démission à la veille de cette crise imminente que la colonie va bientôt traverser ?

« C’est bien dommage ; car, outre que nous avons pu, ce printemps, réaliser en espèces les biens que nous avions acquis, mes mesures étaient prises pour que vous me suivissiez tous en France, cette année même. L’orage n’aurait éclaté que sur nos successeurs. Déjà même j’avais commencé à mettre ce projet à exécution. Ainsi, Varin, le commissaire de la marine à Montréal, n’a dû son retour en France qu’à mes sollicitations.

— En voilà un qui est heureux ! murmura Deschenaux. Il jouit maintenant, sans alarmes, de l’immense fortune qu’il a pu s’amasser en fort peu de temps.

— J’avais encore su procurer à Péan, sous prétexte de mauvaise santé, ce congé d’absence qui lui a permis de s’acheter là-bas de grands biens. Et c’est ainsi que je voulais vous faire tous battre en retraite vers la France, les uns après les autres, me réservant, comme votre chef, la partie la plus périlleuse de ces opérations vraiment stratégiques, celle de former à moi seul votre arrière-garde et de quitter le dernier ce terrain miné qui menace à chaque instant de sauter sous nos pieds. Mais comme tous ces beaux projets seront mis à néant par l’arrivée prochaine des Anglais, il nous faut tâcher de tirer le meilleur parti possible des événements et de tourner à notre avantage les conséquences qui en pourront résulter.

« Messieurs, continua-t-il après avoir jeté à ses complices un regard profond qui fit baisser la tête à chacun d’eux, comme je vous l’ai dit tantôt, votre sort est étroitement lié au mien. Ma perte causerait infailliblement la vôtre. Étant donc assuré de votre discrétion, je n’hésite pas à vous confier le secret terrible dont dépend notre conservation. Au point où nous en sommes rendus dans nos relations avec MM.  les ministres du roi, le seul moyen de salut qui nous reste se trouve, à mon avis, dans la victoire des armes britanniques et la cession de la Nouvelle-France aux Anglais. »

Les gestes d’assentiment qui échappèrent à ses convives indiquèrent à Bigot que tous avait saisi la portée de cet argument.

— Vous comprenez qu’en laissant le pays après une lutte acharnée de plusieurs mois, il nous serait encore assez facile de faire entrer une partie des énormes dépenses entraînées jusqu’à présent par notre administration, dans les frais considérables qu’exigerait cette dernière et désastreuse campagne. Il ne nous resterait alors qu’à nous prémunir contre les attaques de nos ennemis sur notre conduite et notre gestion antérieures. Mais je crois qu’une fois en France, il nous serait aisé de prévenir ce danger en sacrifiant chacun quelques milliers d’écus pour conserver et acquérir des influences à la Cour…

« Que nos armes soient victorieuses, au contraire, et voyez d’ici le désastre qui nous attend. Notre administration se prolonge indéfiniment, les dettes s’accumulent de plus en plus, et, nous sommes exposés à une reddition de compté scabreuse, lorsque la patience et la libéralité du roi seront lassés de voir tant de millions enterrés sous quelques arpents de neige, comme M. de Voltaire définit, si mal, entre nous, l’immense et riche territoire du Canada. Je crois donc, et ce n’est qu’après y avoir longtemps réfléchi que j’en suis arrivé à ce moyen extrême, je crois donc qu’il nous faudra violenter la fortune et la contraindre à favoriser les armes anglaises, si les nôtres s’acharnaient à nous donner la victoire.

— Mais, interrompit Cadet en bégayant de peur, vous aurez donc recours à la trahison ?

— Pourquoi pas ?

Les misérables pillards que Bigot dominait de toute la hauteur de son infernal génie et de sa force indomptable de caractère, durent courber la tête sous le froid regard de l’intendant.

— Écoutez ! continua-t-il, si vous ne vous sentez pas le courage d’affronter directement les risques de cet acte nécessaire — donnez-lui le nom que vous voudrez — reposez-vous sur moi de ce soin. Seulement, malheur à celui d’entre vous qui oserait jamais desserrer les lèvres à ce sujet ! Vous savez que ma police à moi est bien faite et qu’elle est même meilleure que celle du roi. Je ne donnerais pas à ce double traître deux jours de vie. Votre rôle sera bien simple. Vous êtes tous assez riches maintenant pour cesser vos dilapidations. Agissez donc honnêtement dans vos transactions publiques, montrez un grand zèle pour le service du roi, afin d’achever d’aveugler le marquis de Vaudreuil et de parvenir à convaincre le général de Montcalm de la droiture de nos intentions. Quant au reste, je m’en charge. Est-ce dit, messieurs ?

Tous ses hôtes lui tendirent simultanément la main.

— C’est bien ! Y a-t-il longtemps, Deschenaux, que vous avez vu de Vergor ?

— J’ai dîné tout dernièrement avec lui.

— Se rappelle-t-il le fameux coup de main