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Tandis que Bigot hèle d’une voix impatiente le passeur qui revient de l’autre côté de la rivière où il a traversé quelqu’habitant de Charlesbourg, retournons un peu en arrière afin d’épier Sournois dans sa mystérieuse mission.

Le valet rejoignit bientôt la jeune fille, qui avait hâté le pas instinctivement afin de se rapprocher des habitations.

L’ombre du soir allait s’épaississant de plus en plus, et c’est à peine si la jeune fille pouvait entrevoir les premières maisons de Saint-Roch dont une dizaine d’arpents de chemin la séparait encore, lorsqu’elle entendit derrière elle le galop d’un cheval.

Saisie d’un vague pressentiment, elle voulut courir, mais le froid de la peur paralysa ses mouvements.

Savez-vous, charmante créature, lui dit Sournois qui s’arrêta près d’elle, que vous avez ébloui mon maître par votre beauté sans pareille. Aussi, m’envoie-t-il vous proposer une petite promenade à Beaumanoir. Il m’a chargé d’ajouter qu’il y aura ce soir au château un joli souper auquel vous voudrez bien, sans doute, vous charger de présider.

La proximité des habitations ne laissait pas au valet le choix ni le temps des précautions oratoires.

— Je n’ai que faire de la proposition de votre maître, et me puis passer de votre importune compagnie, répondit notre héroïne d’une voix qu’elle eût voulue être plus assurée ; car la pauvre enfant tremblait de tous ses membres.

— Oh ! j’avoue, mademoiselle, répliqua Sournois, en dirigeant son cheval de manière à prévenir la fuite de la jeune femme, j’avoue en toute humilité que les charmes de ma figure ne sont point dignes de ceux qui distinguent votre personne. Pourtant j’ai rencontré plus d’une fois, sur mon chemin, certains minois assez agaçants et point trop cruels. Il est vrai, murmura à part lui le disgracieux valet, que ces conquêtes m’ont coûté bien de l’argent !

— Mon Dieu ! monsieur, que me voulez-vous donc ? dit la jeune fille d’une voix suppliante et effarée.

— Vous prendre en croupe, mademoiselle, et, comme un fidèle écuyer des temps passés, vous conduire au château de mon seigneur et maître,

— Je vous en supplie, mon bon monsieur, laissez-moi passer, s’écria la pauvrette qui joignit ses belles mains dans l’attitude de la prière en se trouvant arrêtée par l’angle que formait le poitrail du cheval avec la clôture qui bordait le chemin.

Sournois, qui avait imaginé, puis exécuté ce mouvement stratégique en un moment, lança les rênes de la bride sur la tête du pieux le plus rapproché et se laissa glisser à terre comme un trait.

Avant que la jeune fille pût appeler efficacement à l’aide, il la bâillonna, lia ses frêles poignets avec son mouchoir et l’enveloppa dans le large manteau que l’intendant lui avait passé.

La captive avait bien eu le temps de jeter un cri, mais cet appel s’était confondu avec les clameurs confuses des conducteurs de charriots, qui, bruissaient là-bas dans l’ombre crépusculaire.

D’ailleurs, sa résistance ne fut pas longue ; car affolée par cette brusque agression, la jeune fille s’évanouit de terreur.

Et faisant aussitôt volte-face, le ravisseur lança sa monture à fond de train dans la direction du bac des sœurs, que le batelier ramenait à force de bras de ce côté-ci de la rivière.

Sournois put donc aisément la placer devant lui sur son cheval, après s’être toutefois ressaisi des courrois de la bride.

— Ordre de M. l’intendant de garder la plus stricte discrétion, dit Sournois au passeur, qui parut jeter un regard curieux sur la forme humaine qu’il voyait se dessiner sous l’étoffe du manteau.

Pour sceller la bouche du batelier, Sournois lui glissa un écu entre les dents.

Quelques minutes plus tard, le passeur se reposait de l’autre côté en s’appuyant sur sa gaffe, tandis que le valet de Bigot galoppait déjà sur le chemin de Charlesbourg.

— Il paraît que l’approche de l’ennemi n’empêche pas M. l’intendant de s’amuser, pensa le batelier, qui avait entrevu, sous le manteau, le joli pied de la jeune fille, au moment où Sournois avait fait sauter son cheval à terre. Je me suis dit bien souvent que c’est une grande chance pour moi que Josephte ne soit plus de la première jeunesse. Car c’est le diable pour les femmes que cet homme-là !

Comme il rentrait dans sa maisonnette, laquelle voisinait le passage, le bruit rendu par les sabots ferrés du cheval, qui frappaient en cadence les pierres du chemin, s’éteignait au loin dans la nuit.


CHAPITRE II.

LE CHÂTEAU BIGOT.


S’il est, dans les environs de Québec, un site dont le seul nom fasse lever dans l’imagination toute une volée de souvenirs légendaires, c’est certainement Beaumanoir ou le Château-Bigot.

Situées au milieu de bois solitaires que domine la montagne de Charlesbourg, les ruines moussues de Beaumanoir doivent leur mystérieuse renommée autant à leur isolement qu’à la réputation suspecte de l’intendant Bigot, l’ancien maître de cette demeure seigneuriale.

Si l’endroit semble bien choisi pour y couronner les plaisirs de la chasse par de joyeux petits soupers imités des festins du Parc-aux-Cerfs, l’ombre discrète des grands bois, et les hurlements sinistres du nord-est dans la forêt, par nos longues nuit d’automne et d’hiver, n’ont pas moins contribué à imprimer un cachot de terreur superstitieuse à cette demeure abandonnée depuis le départ précipité du maître.

Car l’imagination des conteurs du village, surexcitée le soir par les rafales du vent qui mugit au dehors et se plaint dans la cheminée avec des cris lugubres, brode hardiment sur les canevas de souvenirs historiques, alors que