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dont une longue robe à taille faisait deviner toute la perfection.

Sa petite main, dont on apercevait le poignet délicat, grâce à la large manche qui flottait sur son avant-bras, laissait voir, en relevant un peu la jupe de robe, deux pieds d’enfant que faisaient valoir à merveille de mignonnes bottines de maroquin.

Les cheveux noirs, entremêlés de pendeloques de rubans, étaient d’abord coiffés de la cornette ou petit bonnet de rigueur chez la haute bourgeoisie du temps ; puis une mantille, légère écharpe coquettement posée sur la tête et dont les bouts retombaient en se nouant sur la poitrine, complétait cette coiffure antique et piquante.

À mesure qu’elle approchait, les traits de la jeune fille devenaient de plus en plus distincts. Ils n’avaient certes rien à perdre à être vus de près.

Elle était brune, la jouvencelle : mais la nature et le soleil semblaient s’être concertés pour respecter son teint, que n’auraient pas désavoué de fort jolies blondes.

Les plis de sa mantille étaient disposés de manière à laisser ressortir le galbe d’un front pur et légèrement bombé.

Ses grands yeux noirs, que surmontait un arc de sourcils couleur d’ébène et hardiment dessiné, annonçaient une fermeté de caractère que ne démentait nullement un nez au profil un tantinet aquilin.

Quant à ses lèvres, fermes de couleur et de dessin, elles paraissaient avoir au plus haut point l’habitude du rire, et certaines fossettes qui avaient élu domicile aux recoins de sa bouche, en rendaient au besoin l’évident témoignage.

Enfin, la couleur virginale de ses joues rosées tempérait tout ce que la hardiesse des traits de ce coquet minois aurait pu donner de précocité à une fille de dix-sept ans.

— Eh ! la belle ! où allons-nous si tard ! lui dit Bigot, afin de lui faire lever la tête et de mieux contempler la fillette.

— Mordiable ! murmura l’intendant, elle est plus que jolie, elle est belle ! Quels yeux ! Et ces lèvres !… Hum !

La jeune fille n’avait pu s’empêcher de jeter sur son interlocuteur un rapide coup d’œil. Mais elle l’eut à peine envisagé qu’une impression d’horreur et de haine se peignit aussitôt sur son visage. Elle se détourna brusquement et hâta le pas pour dépasser le groupe d’importuns.

Il fallait que ce sentiment subit eut de vieilles et profondes racines dans un aussi jeune cœur, pour inspirer le regard de profonde répulsion dont la jolie fille avait, en passant, gratifié un aussi galant cavalier que l’était M. Bigot.

— Oh ! là ! là ! quelle moue charmante ! se dit l’intendant. Par ma foi ! il me prend une furieuse envie d’apprivoiser ce sauvage et beau lutin !

— Sournois ! cria-t-il à son valet de chambre, qui le suivait partout.

Ce dernier piqua son cheval et l’amena côte à côte de celui de son maître.

Bigot se pencha vers son domestique et lui parla un instant à voix basse.

C’était une bien laide figure, que celle de Louis Sournois[1] ; et si la similitude entre leurs grossiers penchants rapprochait le valet du maître, et réciproquement, la nature s’était montrée plus négligente, ou plutôt plus conséquente, en donnant ce disgracieux visage au serviteur de l’élégant mais roué Bigot.

La seule ressemblance physique qui existait entre eux était leurs cheveux roux, et encore ceux de Sournois l’étaient-ils tellement que la poudre en atténuait à peine la couleur désagréable.

Quant au front, le valet l’avait rugueux, bas et fuyant. Ses yeux chassieux, d’un brun sale et presque jaune, sortaient tellement de leurs orbites qu’ils dépassaient le profil d’un nez écrasé vers le milieu et se relevant épaté du bout comme le pavillon d’un cor de chasse.

Un rire cynique entr’ouvrait continuellement ses lèvres plates et bleuâtres ; et comme sa bouche, fendue jusqu’aux oreilles, découvrait une double et formidable rangée de dents jaunes, irrégulières et pointues, ses mâchoires avaient une grande ressemblance avec celles d’un loup.

Son menton carré, que reliait au cou de vigoureux tendons, annonçait une puissance de mastication peu commune et que ne démentait aucunement un appétit des plus voraces.

Un corps court et membré fortement, ainsi que des pieds larges et plats, servaient de piédestal et de fût à ce burlesque chapiteau, digne, en tous points, de figurer parmi les colonnades bizarres de la pagode de Jagrenat.

Sournois était ivrogne, son teint violacé le disait de suite, et menteur autant que vain et chicanier avec ses égaux. Mais avec son maître, il était tellement serviable et rampant, son crâne étroit contenait tant d’inventions sataniques, lorsque le valet voulait flatter les passions mauvaises de l’intendant, que celui-ci n’aurait pas échangé ce domestique contre le plus galant écuyer qui ait jamais transmis des ordres dans l’antichambre d’un grand’seigneur.

— Tiens ! dit Bigot qui jeta sur le bras de Sournois un large manteau que le maître portait en croupe en cas de pluie. Tu l’en envelopperas avec soin. Fais vite et garde-toi des curieux !

Sournois tourna la bride après s’être incliné et mit au galop son cheval, qu’il dirigea du côté de la ville ; tandis que l’intendant et sa suite continuaient d’avancer vers l’Hôpital-Général.

À cette époque, il n’y avait pas encore de pont sur la rivière Saint-Charles, que l’on traversait sur « le bac des sœurs, » qui établissait une communication entre le terrain des dames de l’Hôpital-Général et la rive opposée.

  1. Le véritable nom du valet de chambre de Bigot était Louis Froumois ; je l’ai trouvé dans les livres de compte de mon aïeul maternel, M. Jean Taché, riche négociant de Québec, que ruina la conquête. L’histoire nous dit que M. Taché luttait, avec le parti des honnêtes gens de la colonie, contre la coterie Bigot.