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— A-t-on jamais vu pareille impudence ! murmuraient les invités.

— Bah ! ce n’est rien, repartit Bigot. Seulement j’aurai soin désormais de placer le lieu de nos réunions hors des approches de pareils maroufles. Allons ! mesdames, je crois qu’un peu de danse vous remettra. Violons ! une gavotte !

Et tandis que les premiers accords de l’air demandé roulaient sous les hauts plafonds de la salle, l’intendant offrait le bras à Mme Péan avec laquelle il ouvrit le bal.

Quelques instants plus tard, à voir l’entrain des hommes et la coquetterie des femmes, on n’aurait jamais cru que la colère et l’effroi venaient de faire trembler cette foule enivrée maintenant de musique et de danse.

Cependant, un homme de cœur se mourait en ce moment de froid et d’inanition sur les degrés du palais.

À peine avait-il mis le pied hors de l’intendance, que cette exaltation fébrile, qui avait un instant rendu ses forces à M. de Rochebrune, l’abandonna complètement.

Saisi par le froid au sortir de la chaude atmosphère qui régnait dans le palais, il se sentit aussitôt faiblir. Ses pieds glissèrent sur la neige durcie ; il tomba.

Quelque peu ranimé par les cris que jeta Berthe en voyant sa chute, il voulut se relever ; mais ses forces brisées lui refusèrent leur secours et sa tête retomba lourdement sur le seuil.

L’enfant s’agenouilla près de lui dans la neige, entoura de ses pauvres petits bras le cou du vieillard, et essaya vainement de relever son père.

Mais voyant que ses efforts étaient inutiles :

— Viens-t’en, papa, dit-elle en sanglotant, j’ai peur ! Allons-nous-en chez nous, où du moins il ne fait pas si froid qu’ici.

Le malheureux, aidé tant soit peu par son enfant, se souleva la tête.

Tout-à-coup, ses yeux gardèrent une effrayante fixité ; puis il parut tendre l’oreille à la bise qui courait en sifflant sur la neige, comme pour mieux entendre un bruit lointain.

— Écoute ! enfant, dit-il d’une voix sourde.

En effet, on entendait comme des voix plaintives qui pleuraient dans la nuit.

Ces sons lugubres venaient de la rivière Saint-Charles, qui, de l’autre côté de l’intendance, arrosait les jardins du palais.

C’était le souffle du vent de nord se mêlant avec le bruit des flots qui gémissaient en se brisant sur les glaçons de la grève, à l’embouchure de la rivière.

Au même instant, les notes sémillantes d’un air de danse partirent de l’intérieur en joyeuses fusées de trilles, et vinrent déchirer l’oreille des deux infortunés comme un ironique éclat de rire.

— Oh ! les traîtres infâmes !… grommela le vieil officier que le délire étreignait. Ils nous livrent à l’ennemi !… Entendez-vous, soldats ?… Sus à eux ! Apprêtez armes !… Joue !… Feu !…

Sa tête retomba sur la pierre.

L’engourdissement causé par le froid passa de ses membres au cerveau et il s’endormit.

Mais ce sommeil, c’était celui de la mort qui venait de fermer à jamais les paupières du brave.

La petite Berthe pleura longtemps ; et après d’inutiles efforts pour réveiller son père qu’elle croyait endormi, le froid la gagna tellement à son tour qu’elle glissa sur le cadavre du vieillard et resta sans mouvement…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le bal était fini et chaudement drapés dans leurs fourrures, les invités de M.  l’intendant venaient de prendre congé de leur hôte.

Celui-ci donnait le bras à Mme Péan dont le cou de cygne se perdait dans le duvet d’une riche pèlerine. Il la voulait reconduire jusqu’à sa cariole.

— Mais où sont donc vos domestiques ? dit Bigot en sortant sur le perron. Je ne les vois point. Ah ! je comprends. Ces messieurs sont à faire la noce à la cuisine avec mes serviteurs, leurs amis. Car je vois les voitures de ce côté.

En ce moment, la jeune femme poussa un cri terrible.

Elle venait de mettre le pied sur le cadavre de M. de Rochebrune.

— Valets ! des flambeaux ! cria l’intendant.

Aussitôt des domestiques sortirent avec des torches.

— Encore cet homme ! fit Bigot, qui s’était penché sur le corps inanimé.

Attirés par les cris et la lumière, de braves bourgeois de Saint-Roch, qui revenaient de la messe de minuit et s’en retournaient chez eux, entrèrent dans la cour du palais et s’approchèrent du groupe sur lequel la flamme des torches agitées par le vent jetait d’étranges et vacillantes lueurs.

L’un des valets mit la main à l’endroit du cœur, sur la poitrine de M. de Rochebrune.

— Le vieux est bien mort ! dit-il.

— Tant mieux pour lui, grommela Bigot, car cet homme était gênant !

— Mais la petite fille vit, continua le domestique. Elle respire encore.

— Oh ! la pauvrette ! dit un homme du peuple en se penchant vers Berthe qu’il enleva dans ses bras, je ne suis pas riche, mais il ne sera jamais dit que Jean Lavigueur aura laissé périr de froid une créature du bon Dieu.

Il perça la foule et s’éloigna avec l’enfant.

— Mon Dieu ! fit Mme Péan, que Bigot déposa dans sa voiture, encore pâmée, la pauvre femme, de la peur qu’elle avait éprouvée au contact du cadavre ; mon Dieu ! je ne dormirai pas de la nuit, c’est bien sûr !