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FRANÇOIS DE BIENVILLE.

je dus quitter de nouveau ma femme sans qu’une larme vînt dessécher sa paupière. Maintenant je sens bien que je ne la reverrai plus.[1] Tant que je me sentis jeune encore je pus conserver quelque espoir de fléchir un esprit injustement dédaigneux. À présent que le chagrin, plus encore que la vieillesse, a sourdement miné ma vie, aujourd’hui que je suis vieux et souffreteux, je sens bien que la brillante comtesse ne voudra jamais laisser les délices dont elle a su s’entourer à la cour, pour venir en cette pauvre colonie s’enterrer vivante auprès d’un sexagénaire. Et pourtant, Bienville, mon cœur bat d’espoir — j’ai honte de l’avouer — quand une voile de France m’apparaît à l’horizon. Ne peut-elle pas m’apporter cette femme que je saurais si bien aimer encore ! Vaine illusion et fugitive comme ces flots qui lavent en passant les pieds du roc où l’on creusera bientôt ma tombe.

  1. Nous avons puisé le fond de tous les détails qui précèdent dans l’article de M. Alfred Garneau sur les seigneurs de Frontenac, et dans les mémoires même de la cousine de Louis XIV, la grande demoiselle. Voici maintenant de précieux détails qui me sont fournis par mon ami, aussi bienveillant qu’éclairé, M. l’abbé H. R. Casgrain.

    Frontenac, comme chacun sait, mourut en 1698 et fut enterré dans l’église des Récollets. Lors de l’incendie de cette église, le six septembre 1796, on releva les corps qui y avait été inhumés. Ceux des personnages importants, entre autres celui de M. de Frontenac, furent inhumés dans la cathédrale et, dit-on, sous la chapelle de N. D. de Pitié. Les cercueils en plomb qui, parait-il, étaient placés sur des barres de fer dans l’église des Récollets, avaient été en partie fondus par le feu. On retrouva dans celui de M. de Frontenac une petite boîte en plomb qui contenait le cœur de l’ancien gouverneur. D’après une tradition conservée par le frère Louis, récollet, le cœur du comte de Frontenac fut envoyé, après sa mort, à sa veuve. Mais l’altière comtesse ne voulut pas le recevoir, disant : qu’elle ne voulait pas d’un cœur mort qui, vivant, ne lui avait pas appartenu. La boîte qui le renfermait fut renvoyée au Canada et replacée dans le cercueil du comte où on la retrouva après l’incendie.