Page:Markovitch - La Révolution russe vue par une Française, 1918.djvu/88

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
84
LA RÉVOLUTION RUSSE

fument. Malgré mes efforts je ne puis établir de rapprochement entre ces hommes aux uniformes ternes, maculés et déjetés mais sans pittoresque, et les « Ça ira » déchirés, en lambeaux, chemises ouvertes et poitrines au vent de la Révolution française. Je m’imagine plutôt être transportée dans une de ces tavernes du quartier de Suburre où, après une dure campagne, les soldats des légions venaient boire et se divertir en liberté. La révolution russe manque de ce romantisme qui a jailli de la nôtre comme d’une source retrouvée de l’âme française !

Tout l’intérêt qu’offre cette troupe attablée se concentre dans l’expression des visages. Elle révèle une brusque transformation intérieure, une déviation inattendue de l’axe autour duquel gravitait la sensibilité de ces êtres encore primitifs. Ces soldats, ou leurs pareils, je les ai vus, il y a quelques mois, sur le front, mais combien différents ! Moujiks arrachés à leur glèbe, ils gardaient au fond de leurs yeux, soudain traversés par de rapides éclairs de vaillance, un peu de cette rêverie sans but que dépose dans l’âme de certains paysans, comme dans celle des