Je vis pour la première fois M. Kérensky, il y a vingt mois, lors de mon arrivée en Russie. On était à la veille de la convocation de la Douma (12 juillet 1915). La trahison du ministre de la Guerre, général Soukhomlinov, venait d’être démasquée ; l’armée russe, sans cartouches, sans obus, exécutait sur le Sann une héroïque mais sanglante retraite. J’allai demander son avis au grand leader socialiste. Il répondit lui-même à mon coup de sonnette et m’introduisit dans son vaste cabinet de travail, meublé de fauteuils à haut dossier de cuir. Je trouvai un homme offrant cette apparente contradiction : une âme bouillante et tumultueuse, sous un aspect un peu froid. Il ne me cacha pas le fond de sa pensée en ce qui concernait la guerre.
— Le peuple russe, me dit-il, est fatigué de mourir pour un gouvernement qui ne fait rien pour lui. Il a conscience de l’insuffisance de préparation militaire. Jusqu’à présent, on n’a rien fait, ou on n’a fait rien… que des promesses. À moins que la Douma ne mette ordre à cet état de choses, les Allemands seront victorieux, car si la Russie n’est pas à bout d’hommes, elle est à bout de forces…