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trop ; il révolte la simplicité de caractère que vous me connaissez. M’aimez-vous beaucoup ? ne m’aimez-vous guère ? faites-vous semblant de m’aimer ? c’est ce que je ne saurais décider. Eh ! le moyen d’en juger mieux, à travers toutes les emphases ou toutes les impostures galantes dont vous enveloppez vos discours ? Je ne sais plus que soupirer, dites-vous. Y a-t-il rien de si plat ? Un homme qui aime une femme raisonnable ne dit point : Je soupire ; ce mot n’est pas assez sérieux pour lui, pas assez vrai ; il dit : Je vous aime ; je voudrais bien que vous m’aimassiez ; je suis bien mortifié que vous ne m’aimiez pas ; voilà tout, et il n’y a que cela dans votre cœur non plus. Vous n’y verrez, ni que vous m’adorez, car c’est parler en poète ; ni que vous êtes désespéré, car il faudrait vous enfermer ; ni que je suis cruelle, car je vis doucement avec tout le monde ; ni peut-être que je suis belle, quoique à tout prendre il se pourrait que je le fusse ; et je demanderai à Ergaste ce qui en est ; je compterai sur ce qu’il me dira, il est sincère. C’est par là que je l’estime ; vous me rebutez par le contraire.

Dorante, vivement.

Vous me poussez à bout. Mon cœur en est plus croyable qu’un misanthrope qui voudra peut-être passer pour sincère à vos dépens, et aux dépens de la sincérité même. À mon égard, je n’exagère point ; je dis que je vous adore, et cela est vrai ; ce que je sens pour vous ne s’exprime que par ce mot-là. J’appelle aussi mon amour une passion, parce que c’en est une ; je dis que votre raillerie me désespère, et je ne dis rien de trop ; je ne saurais rendre autrement la douleur que j’en ai,