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et je ne rendrai point votre lettre ; vous avez promis de vous marier.

Lucile.

Oui, par complaisance pour mon père, il est vrai ; mais y songe-t-il ? Qu’est-ce que c’est qu’un mariage comme celui-là ? Ne faudrait-il pas être folle, pour épouser un homme dont le caractère m’est tout à fait inconnu ? D’ailleurs ne sais-tu pas mes sentiments ? Je ne veux point être mariée sitôt et ne le serai peut-être jamais.

Lisette.

Vous ? Avec ces yeux-là ? Je vous en défie, Madame.

Lucile.

Quel raisonnement ! Est-ce que des yeux décident de quelque chose ?

Lisette.

Sans difficulté ; les vôtres vous condamnent à vivre en compagnie. Par exemple, examinez-vous : vous ne savez pas les difficultés de l’état austère que vous embrassez ; il faut avoir le cœur bien frugal pour le soutenir ; c’est une espèce de solitaire qu’une fille, et votre physionomie n’annonce point de vocation pour cette vie-là.

Lucile.

Oh ! ma physionomie ne sait ce qu’elle dit ; je me sens un fonds de délicatesse et de goût qui serait toujours choqué dans le mariage, et je n’y serais pas heureuse.

Lisette.

Bagatelle ! Il ne faut que deux ou trois mois de commerce avec un mari pour expédier votre délicatesse ; allez, déchirez votre lettre.