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son ordinaire. Je regardais passer le monde : je ne voyais pas un visage qui ne fût accommodé d’un nez, de deux yeux et d’une bouche, et je n’en remarquais pas un sur qui la nature n’eût ajusté tout cela dans un goût différent.

J’examinais donc tous ces porteurs de visages, hommes et femmes ; je tâchais de démêler ce que chacun pensait de son lot ; comment il s’en trouvait ; par exemple, s’il y en avait quelqu’un qui prît le sien en patience, faute de pouvoir faire mieux ; mais je n’en découvris pas un, dont la contenance ne me dît : Je m’y tiens. J’en voyais cependant, surtout des femmes, qui n’auraient pas dû être contens, et qui auraient pu se plaindre de leur partage, sans passer pour trop difficiles ; il me semblait même qu’à la rencontre de certains visages mieux traités, ces femmes avaient peur d’être obligées d’estimer moins le leur. L’âme souffrait ; aussi l’occasion était-elle chaude. Jouir d’une mine qu’on a jugée la plus avantageuse, qu’on ne voudrait pas changer pour une autre, et voir devant ses yeux un maudit visage qui vient chercher noise à la bonne opinion que vous avez du vôtre, qui vous présente hardiment le combat, et qui vous jette dans la confusion de douter un moment de la victoire, qui voudrait enfin accuser d’abus le plaisir qu’on a de croire sa physionomie sans reproche et sans pair ; ces momens-là sont périlleux. Je lisais tout l’embarras du visage insulté ; mais cet embarras ne faisait que passer. Celle à qui appartenait ce visage se tirait à merveille de ce mauvais pas, et cela, sans