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désolation du champ de bataille ; que deviendra votre parallèle ?

Vous nous parlez d’une jeune femme aimable ; et ce sont des yeux brillants, c’est une santé, ce sont des appas nés du sein de la mollesse et de l’oisiveté, c’est l’ouvrage de la profane complaisance pour soi-même, que vous comparez à l’ouvrage de la rupture la plus sévère avec ses sens. Depuis quand le duvet est-il plus fatigant que la dure ? depuis quand celui qui dort à son aise, est-il plus malade que celui qui veille presque toujours ? Quoi ! se nourrir délicieusement, agacer son appétit par une abstinence industrieuse, sera plus pénible que mourir de faim !

Voilà ce qu’on peut me dire, voilà la déclamation qu’on peut faire contre mon sentiment. Peut-être m’aurait-il paru ridicule à moi-même, il n’y a qu’une heure ; mais lisez la lettre que je vais rapporter : c’est cette lettre qui a ébauché mon jugement. Un de mes amis, dont je suis le confident, vient de me la donner ; il l’a reçue d’une jeune dame dont il est éperdument amoureux ; lisez-la, elle argumentera mieux que moi contre vous.

« Vous m’aimez, monsieur[1], et quand vous ne me l’auriez pas dit tant de fois, je n’en serais

  1. Vous m’aimez, monsieur. On ne peut guère supposer qu’une femme ait jamais écrit une pareille lettre à l’amant dont elle songeait sérieusement à combattre la passion ; mais il ne faut considérer cette lettre que comme un cadre où l’auteur a voulu et a su représenter