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qualité, et de pair à compagnon avec un homme à qui par hasard j’aurais fort bien pu cinq mois auparavant tenir la portière ouverte de ce carrosse que j’occupais avec lui. Je ne fis pourtant pas alors cette réflexion ; je la fais seulement à présent que j’écris ; elle se présenta bien un peu, mais je refusai tout net d’y faire attention ; j’avais besoin d’avoir de la confiance, et elle me l’aurait ôtée.

Avez-vous à faire ? me dit le comte d’Orsan (c’était le nom du maître de l’équipage) ; je me porte fort bien, et ne veux pas m’en retourner sitôt chez moi ; il est encore de bonne heure, allons à la Comédie, j’y serai aussi à mon aise que dans ma chambre.

Jusque-là je m’étais assez possédé, je ne m’étais pas tout à fait perdu de vue ; mais ceci fut plus fort que moi, et la proposition d’être mené ainsi gaillardement à la Comédie me tourna entièrement la tête ; la hauteur de mon état m’éblouit ; je me sentis étourdi d’une vapeur de joie, de gloire, de fortune, de mondanité, si on veut bien me permettre de parler ainsi (car je n’ignore pas qu’il y a des lecteurs fâcheux, quoique estimables, avec qui il vaut mieux laisser là ce qu’on sent que de le dire, quand on ne peut l’exprimer que d’une manière qui paraîtrait singulière ; ce qui arrive quelquefois pourtant, surtout dans les choses où il est question de rendre ce qui se passe dans l’âme ; cette âme qui se tourne en bien plus de façons que nous n’avons de moyens pour les dire, et à qui du moins on devrait laisser, dans son besoin, la liberté de se servir des expressions du