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main, qu’il baisa d’une manière fort tendre ; façon de faire qui, au milieu de mon petit transport, me parut encore singulière, mais toujours de cette singularité qui m’étonnait sans rien m’apprendre, et que je penchais à regarder comme des expressions un peu extraordinaires de son bon cœur.

Quoi qu’il en soit, la conversation, de ma part, devint dès ce moment-là plus aisée, mon aisance me donna des grâces qu’il ne me connaissait pas encore ; il s’arrêtait de temps en temps à me considérer avec une tendresse dont je remarquais toujours l’excès, sans y entendre plus de finesse.

Il n’y avait pas moyen non plus qu’alors j’en pénétrasse davantage ; mon imagination avait fait son plan sur cet homme-là, et quoique je le visse enchanté de moi, rien n’empêchait que ma jeunesse, ma situation, mon esprit et mes grâces ne lui eussent donné pour moi une affection très innocente. On peut se prendre d’une tendre amitié pour les personnes de mon âge dont on veut avoir soin ; on se plaît à leur voir du mérite, parce que nos bienfaits nous en feront plus d’honneur ; enfin on aime ordinairement à voir l’objet de sa générosité ; et tous les motifs de simple tendresse qu’un bienfaiteur peut avoir dans ce cas-là, une fille de plus de quinze ans et demi, quoiqu’elle n’ait rien vu, les sent et les devine confusément ; elle n’en est non plus surprise que de voir l’amour de son père et de sa mère pour elle ; et voilà comment j’étais : je l’aurais plutôt pris pour un original dans ses façons que pour ce qu’il était. Il avait beau reprendre