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religieux nous quitta, je le remerciai de ses peines en bégayant, car j’étais toute troublée, et nous voilà en chemin dans le carrosse de mon bienfaiteur.

Je voudrais bien pouvoir vous dire tout ce qui se passait dans mon esprit, et comment je sortis de cette conversation que je venais d’essuyer, et dont je ne vous ai dit que la moindre partie, car il y eut bien d’autres discours très mortifiants pour moi. Et il est bon de vous dire que, toute jeune que j’étais, j’avais l’âme un peu fière ; on m’avait élevée avec douceur, et même avec des égards, et j’étais bien étourdie d’un entretien de cette espèce. Les bienfaits des hommes sont accompagnés d’une maladresse si humiliante pour les personnes qui les reçoivent ! Imaginez-vous qu’on avait épluché ma misère pendant une heure, qu’il n’avait été question que de la compassion que j’inspirais, du grand mérite qu’il y aurait à me faire du bien et puis c’était la religion qui voulait qu’on prît soin de moi ; ensuite venait un faste de réflexions charitables, une enflure de sentiments dévots. Jamais la charité n’étala ses tristes devoirs avec tant d’appareil ; j’avais le cœur noyé dans la honte ; et puisque j’y suis, je vous dirai que c’est quelque chose de bien cruel que d’être abandonné au secours de certaines gens : car qu’est-ce qu’une charité qui n’a point de pudeur avec le misérable, et qui, avant que de le soulager, commence par écraser son amour-propre ? La belle chose qu’une vertu qui fait le désespoir de celui sur qui elle tombe ! Est-ce qu’on est charitable à cause qu’on fait des œuvres de charité ? Il s’en faut