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N’oubliez pas que vous m’avez promis de ne jamais dire qui je suis ; je ne veux être connue que de vous.

Il y a quinze ans que je ne savais pas encore si le sang d’où je sortais était noble ou non, si j’étais bâtarde ou légitime. Ce début paraît annoncer un roman : ce n’en est pourtant pas un que je raconte ; je dis la vérité comme je l’ai apprise de ceux qui m’ont élevée.

Un carrosse de voiture qui allait à Bordeaux, fut, dans la route, attaqué par des voleurs ; deux hommes qui étaient dedans voulurent faire résistance, et blessèrent d’abord un de ces voleurs ; mais ils furent tués avec trois autres personnes : il en coûta aussi la vie au cocher et au postillon, et il ne restait plus dans la voiture qu’un chanoine de Sens et moi, qui paraissais n’avoir tout au plus que deux ou trois ans. Le chanoine s’enfuit, pendant que, tombée dans la portière, je faisais des cris épouvantables, à demi étouffée sous le corps d’une femme qui avait été blessée, et qui, malgré cela, voulant se sauver, était retombée dans la portière où elle mourut sur moi, et m’écrasait.

Les chevaux ne faisaient aucun mouvement, et je restai dans cet état un bon quart d’heure toujours criant, et sans pouvoir me débarrasser.

Remarquez qu’entre les personnes qui avaient été tuées, il y avait deux femmes ; l’une belle et d’environ vingt ans, et l’autre d’environ quarante, la première fort bien mise, et l’autre habillée comme le serait une femme de chambre.

Si l’une des deux était ma mère, il y avait plus d’apparence que c’était la jeune et la mieux mise,