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CHAPITRE ii (suite)

— Il n’est pas mort, au moins ! dit tout à coup le jeune homme, qui, à cette pensée, avait subitement pâli et s’était approché davantage, pour observer le chercheur.

— Non… il respire !…

— Oh ! tu m’as fait peur, dit à son tour Cécile tout émue. À le voir aussi immobile, mon cœur battait avec force. Laissons-le tranquille, va ; il cherche et il rêve… Viens…

Les deux jeunes gens quittèrent donc le cabinet de travail et passèrent dans la salle à manger qu’une délicieuse et chaude soupe aux légumes embaumait.

Ils s’attablèrent, et, bientôt, le tintement léger et rapide des cuillères dans les assiettes prouva que la dite soupe aux légumes, un des succès habituels d’Honorine, était parfaitement réussie.

« Tant pis pour mon oncle, dit Adrien en terminant et en posant sa cuillère, il la mangera froide. »

Puis le jeune homme fit tinter un joli petit timbre argenté pour appeler la domestique et réclamer la suite du repas.

Mais, presque à ce moment, un cri n’ayant rien d’humain retentit dans l’appartement.

Ils se levèrent tous deux, subitement pâles.

Honorine qui arrivait dans la salle à manger, portant religieusement un beau plat de lapin, sursauta dans un saisissement tel que le plat lui échappa des mains et vint se briser sur le tapis.

Un second cri déchira l’air, plus sonore que le premier, et se répercuta de pièce en pièce avec le bruit d’une avalanche tombant dans les gouffres profonds :

— Euréka ! ! !…

La vaisselle, l’argenterie qui, superbement, ornaient le buffet splendide, en avaient résonné. Honorine, la main sur son pauvre cœur battant comme une cloche, restait blanche, la bouche ouverte, dans une immobilité absolue.

Puis, on entendit une voix douce qui chantait, accompagnée dun bruit de pas rapides.

— Mais, c’est mon oncle ! s’écria tout à coup Adrien : le pauvre homme devient fou ! !…

Il se précipita, suivi d’Honorine et de la jeune fille. Dans le corridor, Célestin, accouru lui aussi, la figure complètement bouleversée, se joignit à eux. Tous quatre se ruèrent vers la bibliothèque.

Là, spectacle terrifiant et comique à la fois, ils virent le docteur Lancette radieux, chantonnant et valsant doucettement sur le plancher avec une chaise dans les bras.

Soudain, le savant les vit. Alors, lâchant sa chaise qui tomba bruyamment, il leva les bras en l’air et hurla :

— Adrien ! Cécile !… Euréka !… J’ai trouvé !… Le moulinet !… la machine !… Ah !… la trouvaille des « Iris » !… Ça vient de la Lune ! de la Lune ! ! de la Lune ! ! !… où nous irons ! ! ! !…

Et, tournoyant sur lui-même, il s’effondra sur le parquet.

— Mon Dieu ! cria Cécile ; il a un coup de sang ! vite, allez chercher un de ses confrères… et des sangsues !…

Aux cris de la jeune fille, Célestin s’était précipité vers la porte, courant chez le médecin le plus proche. Dans l’escalier qu’il descendit comme une flèche, le fidèle domestique culbuta le concierge venu aux nouvelles, attiré par les cris ; puis il fila dans la rue, tout défait…


Le savant leva les bras en l’air et hurla : « Adrien ! Cécile !… Euréka !… J’ai trouvé !… »

Cependant Adrien et Cécile tentaient vainement de ranimer Agénor, bien évanoui. Honorine avait perdu la tête. Fébrilement elle était allée chercher son gros et vieux missel, et, revenue près du corps inerte de son maître, s’était agenouillée, lisant dans son livre tourné à l’envers la prière des agonisants…

Pendant cette scène tragique, Rodillard, à pattes de velours, s’était glissé silencieusement dans la salle à manger ; puis, tranquillement, fermant à demi les yeux et inexprimablement heureux, s’était mis à dévorer le lapin resté sur le tapis, tandis que Polyte, enfermé dans une pièce à côté, soufflait et pleurait tout doucement, pour en avoir…


CHAPITRE iii

Tout s’explique.

Lorsque le docteur Michel Sulfate, ami de Lancette, arriva, suant et soufflant, pour soigner son confrère, ce dernier achevait de revenir à lui et paraissait tout radieux.

— Soyez le bienvenu, docteur, avait dit Cécile en ouvrant la porte au nouveau venu ; mais, cette fois, la bonne intention que vous aviez de guérir votre malade devra vous suffire : papa vient de recouvrer ses sens ; voyez, il est rose et tout joyeux.

— Bien cher confrère, dit de suite Sulfate en épongeant son front couvert de sueur, que vous est-il donc arrivé ; je n’ai pu saisir ce que m’a raconté votre domestique trop émotionné.

Cécile voyant que son père, souriant, ne répondait pas de suite, voulut expliquer elle-même la chose, mais, aux premières paroles de sa fille, Agénor intervint :

— Chut ! ma chérie, dit-il, ne dis rien ! ne dis rien !…

Et, s’adressant au docteur Sulfate :

— Mon cher confrère, merci pour votre bonne visite ; mon mal est passé ; ce n’est rien, une simple émotion sous l’empire de laquelle j’ai été terrassé un instant.

— Enfin, reprit Sulfate, la cause de votre malaise, est donc bien mystérieuse ?

— Oh ! non ; je travaillais, et j’ai été émotionné, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire.

Le confrère, très intrigué, essaya bien, en questionnant très adroitement Lancette, de lui arracher quelques détails, de lever un peu le voile cachant un secret qu’il devinait très intéressant, mais l’autre évita le piège, et, à toutes les questions, répondit en Normand : « p’t’être ben qu’oui, p’t’être ben qu’non », estimant, avec raison, que c’était la meilleure manière de ne pas se compromettre.

— Assurément, pensa Sulfate, il a fait une découverte ; je vois cela à sa tête ; et il ne veut pas, momentanément toutefois, me mettre au courant.

— Eh bien, mon cher Lancette, dit-il en tendant la main au maître du logis, au revoir et bonne santé. Ma présence ne pourrait que vous fatiguer. Je vous laisse… avec votre mystère.

Et l’on reconduisit Sulfate qui, pour prix de sa visite, ne voulut accepter qu’une bonne poignée de mains de chacun.

Adrien et Cécile attendaient, avec une impatience facile à comprendre, le départ du docteur Michel Sulfate afin de questionner Agénor sur sa découverte. Dès qu’ils furent seuls avec le savant, ils lui saisirent les mains et l’accablèrent de questions.

— Mes chers enfants, répondit d’abord Lancette avec émotion, approchez, approchez bien près de moi, afin que je vous embrasse…

Il les tint pendant un moment sur lui dans un geste d’ineffable tendresse, puis, les yeux humides de quelques larmes de joie, il leur dit doucement :