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CHAPITRE ier (suite)

Les trois hommes descendirent prudemment, en file indienne, sur une planche inclinée et arrivèrent au fond.

Là, sortant en partie du sol, une masse couleur d’acier étonnait le regard. Elle était lisse et propre, de forme cylindro-conique et légèrement inclinée. Son diamètre pouvait avoir cinquante centimètres, et sa longueur, du sol à la pointe, en mesurait à peu près quatre-vingts.

— Voici l’objet, dit Lagogué au docteur ; nous l’avons mis au jour tout simplement comme ça, en creusant. Ça n’ serait-il pas des fois un projectile datant d’ la dernière guerre ?

— Non, mon ami, répondit le docteur, les plus gros obus que les Prussiens nous offrirent n’avaient pas, à beaucoup près, un diamètre semblable ; et si ce bloc était un projectile de cette époque déjà lointaine, il serait aujourd’hui en partie rongé par la rouille.

Ce disant, Lancette palpait l’objet, tapait dessus avec sa canne et constatait qu’il rendait un son plein et franc. Ayant ouvert son canif, il essaya de le rayer, mais ce fut impossible.

— Bigre ! grommela le savant en refermant son couteau, c’est dur comme de l’acier chromé ; le gaillard qui a forgé cela n’était pas un apprenti !

Maître Lagogué, je serais curieux de voir creuser autour de ce mystérieux objet, persuadé que la mise au jour de ce qui reste en terre nous réserve des surprises.

— Ohé ! Gaspard ! cria aussitôt Lagogué en se retournant, viens donc un peu creuser là avec ta pioche et une pelle.

Gaspard, un terrassier de l’équipe, arriva et se mit en devoir de faire immédiatement ce que demandait le patron.

— Allez doucement et avec précaution, mon ami, dit à son tour le docteur à l’ouvrier.

Lentement, Gaspard creusa sous le regard attentif des trois hommes, et, au bout d’une heure, il mit à jour tout le cylindre dont la longueur atteignait un mètre cinquante. Mais, ensuite, la forme de la chose changea : à son extrémité, on vit lentement paraître une sorte d’énorme boulon d’où partaient, en forme de croix, quatre tiges un peu inclinées en terre. Il était nettement visible que ce boulon devait pouvoir, dès que les tiges seraient entièrement dégagées, tourner facilement et les entraîner avec lui comme des ailes.

L’étonnement des trois observateurs grandissait à chaque pelletée de terre qu’enlevait soigneusement Gaspard, car ce mécanisme et ses joints étaient aussi nets, aussi bien ajustés que s’ils avaient été achevés et montés par quelque fin mécanicien une heure auparavant.

Au bout de quatre heures, vu la lenteur et le soin apportés au travail, les tiges formant ailes n’étaient pas encore dégagées sur plus d’un mètre de chaque côté ; sous le boulon mobile, le cylindre se continuait, un peu moins gros, il est vrai ; mais l’extrémité inférieure était peut-être encore loin dans les profondeurs du sol ; de plus, le jour baissait. L’on dut cesser les recherches.

— Restons-en là pour aujourd’hui, allez, dit Agénor à Lagogué ; demain, nous reviendrons et vous ferez continuer la fouille.

Gaspard s’arrêta ; puis l’oncle et le neveu se retirèrent du chantier déjà presque désert, après avoir serré cordialement la main du maître maçon.


— Voici l’objet, dit Lagogué au docteur ; nous l’avons mis au jour tout simplement comme ça, en creusant.

Le retour s’effectua dans la nuit commençante. Vers l’ouest, les derniers rayons du jour embrasaient l’horizon de lueurs pourpres. Déjà, dans le ciel assombri, les plus fortes étoiles s’allumaient une à une et piquaient le ciel de quelques points d’or pâle, tandis que, du côté de Sandillon, la lune immense se levait majestueusement dans le grand ciel calme.

— Hein ! dit tout à coup le docteur en montrant l’astre du doigt ; est-elle jolie ce soir ! Lorsqu’elle se lève ainsi, immédiatement après le coucher du soleil, la nature entière illuminée par les deux astres se pare de teintes idéalement belles. Vois, Adrien, la plaine est splendide ! mais cela ne dure qu’un instant, un seul instant chaque mois…

Tous deux regardaient la terre et le grand ciel profond pour jouir du rapide et délicieux spectacle de cette soirée de juin. Mais, déjà, les lueurs du couchant s’éteignaient, se voilaient d’ombre bleue ; et la lune montait lentement, sereine et glorieuse à présent.

« Quel monde ! dit à son tour Adrien en montrant le satellite ; c’est grand dommage vraiment de ne pouvoir y aller faire un tour ; ce serait joliment curieux, cependant.

— Oui, bien curieux, certes, répondit le savant ; mais personne n’ira jamais ; c’est trop loin, vois-tu, mon neveu.

Il se trompait étrangement le bon Dr Agénor Lancette…


CHAPITRE ii

Euréka !

Le lendemain matin, à cinq heures, le Dr Lancette était déjà installé dans son cabinet de travail lorsque son neveu y entra.

— Bonjour, Adrien, dit le savant, as-tu bien dormi, après nos émotions d’hier ?

— Oh ! non, mon oncle, et cela contrairement à mon habitude. J’ai rêvassé péniblement et me suis réveillé peut-être vingt fois dans la nuit. La mécanique d’hier est, d’ailleurs, cause de mon insomnie : avec son gros boulon et ses ailettes, elle a tournoyé follement dans ma tête pendant des heures…

Mais, mon oncle, nous retournons là-bas, ce matin, n’est-ce-pas ?…

— De suite, neveu, de suite ! Tu n’entends donc pas que l’on attelle Bridaine ?…

Une des fenêtres de la bibliothèque était ouverte. Adrien y alla et se pencha vers la cour. Il vit le domestique fort occupé autour du cheval qui, déjà dans les brancards du cabriolet, frappait d’impatience avec son sabot sur le pavé sonore. Polyte, le terre-neuve, regardait Célestin atteler son ami, tandis que Rodillard, assis sur sa queue, à la porte de l’écurie, passait et repassait soigneusement une de ses pattes de devant sur ses oreilles pointues.

Puis, le jeune homme leva les yeux. Là-haut, dans le ciel déjà clair à cette heure matinale, de rapides, gros et menaçants nuages passaient, chassés par le vent d’ouest ; mais les nuées se déchiraient toutefois de-ci de-là, et, entre les longs haillons qu’elles laissaient traîner dans l’atmosphère, on pouvait apercevoir le profond ciel bleu ; cela laissait espérer, en somme, une journée pas trop maussade.

À ce moment, Adrien dut regarder de nouveau dans la cour, car la voix de Célestin attira son attention : le domestique annonçait que l’on pouvait partir.

Agénor et son neveu, prêts tous deux, sortirent de la bibliothèque ; mais, dans le corridor de l’appartement, ils eurent la surprise de voir Cécile, toute prête, elle aussi, charmante et rieuse en sa gracieuse toilette de touriste.

— Tiens ! exclama le savant, tu viens donc avec nous, ma chère enfant ?…

— Évidemment, père. Votre conversation d’hier soir, au dîner, concernant la trouvaille des « Iris », m’a trottiné cette nuit dans la tête. Sachant que vous retourniez tous deux là-bas ce matin, j’ai voulu vous faire la surprise d’être des vôtres, car je suis aussi curieuse que vous,