Page:Marius-monnier---a-quatre-vingt-dix-mille-lieues-de-la-terre-1906.djvu/3

Cette page n’a pas encore été corrigée

garnis. Au fond, sur tout un panneau et jusqu’au plafond s’entassaient des collections de merveilles naturelles et industrielles : ossements, insectes, minéraux, raretés végétales terrestres et marines, splendides productions des industries humaines guerrières ou pacifiques, armes et objets d’art de tous pays, de toutes provenances ; enfin, tout ce que la patience d’un collectionneur riche et très connaisseur avait pu faire amasser en de longues années d’inlassables et coûteuses recherches. Le tout était étiqueté, daté, monté avec un soin infini et rangé en de charmantes vitrines. La lumière venant de trois hautes fenêtres à vitraux éclairait de tons merveilleux les objets de cet idéal cabinet d’études et en faisait une sorte de petit palais scientifique et féerique à la fois.

Au-dessus de ses collections, de ses travaux, de son bien-aimé cabinet-musée, Agénor Lancette avait encore deux amours : sa fille Cécile et son neveu Adrien.

Mlle Cécile Lancette était une ravissante jeune fille de dix-neuf ans, dont le visage intelligent et délicieusement joli semblait avoir emprunté sa délicate fraîcheur aux fleurs du printemps. Elle avait d’épais cheveux blonds, de grands yeux noirs, calmes et profonds, miroirs d’une belle âme tranquille. Sa taille était souple et gracieuse, sa démarche pleine d’élégante simplicité.

Cécile avait hérité des qualités morales de son père : elle était douce, aimante et studieuse ; et le docteur, qui l’adorait, l’avait transformée à la longue en un excellent secrétaire et collaborateur pour ses travaux.

Adrien, autre secrétaire du savant, que nous avons vu tout à l’heure partir pour les « Iris », était un bon gros garçon de vingt-sept ans, le boute-en-train de la maison, réjoui, rieur, blagueur, bon diable, travailleur solide cependant, emplissant l’appartement de sa bruyante et infatigable animation. Agénor l’aimait comme son enfant.

Ce jeune homme, qui était le fils de Narcisse Lancette, frère d’Agénor, avait, de bonne heure, perdu ses parents. Le docteur et sa femme, alors vivante, le recueillirent, l’amenèrent chez eux, à Orléans, et commencèrent immédiatement à lui faire donner une instruction pratique et suffisante pour se débattre avec succès dans les combats de la vie.

Peu après l’arrivée du petit Adrien chez le docteur, Cécile vint au monde. Puis la mort, à son tour, arriva, comme la nuit sombre après le gai soleil ; son apparition au logis fut rapide : Mme Lancette mourut après quelques jours de maladie.

Le docteur resta donc avec les deux enfants ; et tous trois vécurent, sans se quitter jamais, d’une existence calme et très douce, jusqu’à l’époque où se produisirent les aventures dont nous allons narrer les incroyables détails.

Disons encore que le docteur avait à son service deux domestiques irréprochables, deux perles, Célestin Durand et sa femme Honorine. Le mari s’occupait des gros travaux, du cheval Bridaine, d’un beau jardin que Lancette avait loué en même temps que son appartement ; la femme remplissait le double rôle de servante et de cuisinière sous la direction et avec l’aide de Cécile, qui joignait à ses qualités de parfait secrétaire celles non moins importantes de bonne ménagère et d’excellent cordon bleu.

N’oublions pas également, dans l’énumération des êtres de la maison, le chien Polyte, terre-neuve bon enfant, si toutefois l’on peut s’exprimer ainsi, et son grand ami Rodillard, un chat roux aux yeux de braise, caressant, gourmand, fainéant et chapardeur.


— Ah ! messieurs, s’écria Lagogué, je vois par vot’ présence que l’ petit aux Lagrange vous a remis le mot…

. . . . . . . . . . . . . . . .

Cependant, Agénor Lancette et son neveu roulaient rapidement vers les « Iris ».

Bridaine, solide trotteur normand, avait traversé le pont de la Loire à bonne allure. Laissant en face de lui la route qui mène à Olivet, son conducteur l’avait lancé à gauche sur un chemin montant vers l’est ; et nos voyageurs pouvaient voir au loin, dans l’infinie verdure des champs et des bois, la ligne argentée du fleuve qui, là-bas, s’arrondissait en une courbe molle. Puis le chemin redescendit, et le cheval, soufflant un peu, leur fit passer un ruisseau, près de ces pittoresques sources du Loiret qui bouillonnent sous les arbres et s’étendent largement en nappe fraîches.

Une brise venant de l’ouest semblait les pousser, et ils filaient dans la campagne dont le silence n’était troublé que par quelques bruits confus et lointains et par le battement régulier des sabots de Bridaine.

Un quart d’heure après avoir quitté Orléans, les deux hommes arrivaient, tout près du bourg de Sandillon, à l’emplacement de la future villa des « Iris ».

Là, en face de la Loire, la nouvelle propriété de Lancette naissait tout doucement au milieu des arbres.

Le chantier de construction était très animé ; les terrassiers et les maçons s’agitaient au milieu d’un grand bruit de pierres remuées et de chansons. D’énormes tas de meulières, de briques, de plâtre et de chaux s’amoncelaient çà et là. Des buttes et des trous s’élevaient ou se creusaient partout, tandis que, très haut, des perches se dressaient déjà et que de longues ficelles, tendues horizontalement près du sol indiquaient nettement le futur emplacement des murs. Un tombereau qui avait amené d’Orléans des matériaux venait, en basculant, de se vider avec un bruit de tonnerre ; et le charretier, tout jurant, tirait son gros cheval par la bride, d’un effort violent, pour l’aider à sortir les roues des ornières.

Lagogué était là, sur le chantier, partout à la fois, dirigeant la besogne, gesticulant, parlant, criant, vociférant, donnant des ordres.

Rapidement, le cabriolet s’arrêta ; Lancette et son neveu descendirent. On attacha Bridaine à une branche basse ; et les deux hommes se dirigèrent, à travers les monticules de chaux et de mortier, vers les fondations de la villa.

Dès que Lagogué aperçut le propriétaire, il s’approcha, tout souriant, et aussi vite que ses courtes jambes le lui permirent.

C’était un gros homme court et rougeaud dont la figure toute ronde s’encadrait d’un collier de barbe noire et frisée. Ce paysan d’Orléanais ressemblait fort à l’illustre compagnon de Don Quichotte, à l’immortel Sancho Pança ; mais, chez Lagogué, le pittoresque vêtement du héros de Cervantès était remplacé par la blouse indispensable du maçon, et le feutre volumineux par un fez rouge de turc, tout maculé de plâtre, que notre homme s’était procuré je ne sais où.

— Ah ! messieurs s’écria-t-il, je vois par vot’ présence que l’ petit aux Lagrange vous a remis l’ mot ; et vous v’nez pour la chose. Ayez donc la bonté d’approcher pour vous rendre compte. Tenez, c’est dans c’ creux-là.

Et, d’un geste, le maître maçon indiquait dans les fondations un endroit où l’on avait déjà creusé un peu plus profondément qu’ailleurs, pour un puisard.