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déshabiller tous trois s’allongèrent sur leurs couchettes et ne tardèrent pas à s’endormir d’un sommeil lourd et profond.

Sulfate, pendant un bon moment, tourna dans la pièce du bas, allant d’un hublot à l’autre, emplissant son regard étonné de l’étourdissant spectacle du grand ciel tout criblé d’or.

Au-dessus de sa tête, il voyait la Lune grossir prodigieusement, tandis que, par le hublot du bas, c’était la Terre qui diminuait encore, dans la fuite éperdue de la nacelle. Du zénith au nadir resplendissaient les feux de l’espace. De l’Étoile Polaire à la Croix du Sud, sa vue embrassait toute l’étendue stellaire…

Il eut un grand geste.

— Mon Dieu ! que c’est beau ! dit-il.

Mais ses jambes fléchissaient et ses paupières alourdies se fermaient malgré lui.

Doucement il s’affaissa sur le tapis.

Deux minutes après, l’ami Sulfate dormait comme les autres, tandis que l’appareil filait toujours, avec une vitesse mathématiquement décroissante, dans l’immensité silencieuse…


CHAPITRE ix

Possidonius.

Ce fut Adrien qui se réveilla le premier. Le jeune homme bâilla, s’étira, se croyant encore à Orléans, dans sa chambre. Brusquement il vit les hublots, la paroi de la pièce courbée en olive, et le pauvre garçon ne put réprimer un frisson en se souvenant qu’il était dans l’espace fort loin d’Orléans. À ses côtés, Agénor et Cécile dormaient encore.

L’agile garçon eut tôt fait de descendre dans la pièce inférieure où ronflait encore Sulfate.

Il ne put retenir un cri d’étonnement : le Soleil et la Lune se trouvaient maintenant l’un à droite, l’autre à gauche de la nacelle. La Terre, elle, était près de l’astre du jour et ne le voilait plus en partie.

— C’est un peu fort s’écria le jeune homme, nous déraillons !…

Mon oncle ! mon oncle ! appela-t-il à plein gosier.

Agénor, Cécile et Sulfate se réveillèrent.

— Qu’y a-t-il ? demanda le savant.

— Il y a, répondit Adrien, que nous sommes mal aiguillés ! Tenez, la Lune est là ; nous avons tout l’air de nous échapper de la bonne direction.

En deux secondes, le savant jugea la situation.

— Notre position est absolument normale, dit-il avec calme, nous tournons, voilà tout. Notre appareil est à peu près au point où se neutralisent les attractions des deux astres ; il va tourner encore jusqu’à ce que sa base soit dirigée vers la Lune sur laquelle nous allons tomber avec une vitesse augmentant sans cesse.

C’est l’affaire de quelques heures.

Ce qu’avait prévu le savant arriva. La nacelle tourna de plus en plus sa base vers le globe lunaire.

Par mesure de prudence Agénor avait fait glisser des vitres noires devant tous les hublots pour amortir l’éclat insoutenable des deux astres. Le Soleil surtout était à craindre, car bientôt ses rayons tombèrent d’en haut, et, certainement, ils eussent terrassé les voyageurs.

— Voilà qui est drôle, fit Adrien, nous pirouettons comme les clowns d’un cirque. Quelle situation burlesque ! avoir à son réveil les pieds où l’on avait la tête avant de se coucher ! Et nous ne pesons guère lourd. Je ne me sens plus dans mon assiette… Je ne tiens plus au plancher !

— Il en est de même pour nous tous, mon neveu, répondit Agénor, mais ce phénomène va cesser, car, à présent, c’est la chute normale.


Son premier mouvement fut d’aller voir par les hublots où l’on en était du voyage.

— Oui, la dégringolade d’une dizaine de milliers de lieues ! Vraiment, mon oncle, je sens en y pensant, une sorte de douleur, là, sous les ongles…

— D’abord, Adrien, je te ferai remarquer que la masse de notre satellite est de beaucoup inférieure à celle de la Terre, donc la force d’attraction sera moins forte, nous tomberons moins vite. De plus, nous aurons, je te l’ai déjà dit, le mouvement amortissant de l’hélice. Tranquillise-toi, mon ami.

Agénor, Adrien et Cécile contemplaient à présent, sans le quitter des yeux, le disque énorme du satellite. Ils étaient à genoux sur le tapis, autour de la vitre inférieure. Sulfate ne s’était pas mêlé au groupe, il observait, un peu inquiet et tremblant, par un des hublots de la paroi. Rodillard lui-même semblait s’intéresser à la situation, car sa petite tête moustachue se penchait devant l’ouverture du plancher supérieur, et il regardait de ses yeux ronds cette Lune énorme qu’il prenait sans doute pour un gigantesque fromage.

L’astre ainsi vu à travers la vitre noircie resplendissait de feux moelleusement adoucis. Toute la topographie lunaire s’étendait là, sous les yeux des voyageurs. Agénor semblait transfiguré de bonheur et il nommait sans hésiter toutes ces vastes étendues de sable appelées mers par les premiers observateurs de la Lune.

Tout cet enchevêtrement de cirques, de cratères, de pics, de montagnes était déjà connu de lui. Adrien et Cécile observaient et comparaient à l’aide d’une carte Lecouturier et Chapuis.

Quel merveilleux et éblouissant spectacle ! C’était, au centre du disque et de l’est à l’ouest, la vaste région des plaines, les unes de forme irrégulière, les autres arrondies. Ces immenses étendues sableuses furent parées de noms singuliers : mers de Sérénité, de la Fécondité, du Nectar, des Crises, des Pluies, du Froid, lacs des Songes, de la Mort… À l’est s’étendaient le grand Océan des Tempêtes, au centre duquel étincelait le brillant étoilement des beaux cratères Aristarque et Képler. Sur tout le disque luisait le chaotique amoncellement des cirques et des monts qui, vus ainsi de loin, semblaient taillés dans l’or pur : Copernic, Ptolémée, Arzachel, Possidonius, Archimède, Platon dont le centre est noirâtre, Grimaldi, Clavius, l’admirable Tycho, éclatant de lumière comme une montagne de diamants, roi incontesté de cette région montagneuse et tourmentée du sud, Tycho qui étreint une partie de l’astre dans ses gigantesques bandes lumineuses dont l’une atteint trois mille kilomètres de longueur. De la Terre, on voit ce géant presque à l’œil nu, lorsque le large disque du satellite brille d’un éclat adouci dans les brumes légères…

Tout cela grossissait, avançait, semblait monter vers la nacelle avec une vitesse formidable.

Bientôt les voyageurs, furent nettement certains que l’appareil n’atteindrait pas le centre du disque, mais, un endroit plus au nord et à l’ouest, près du grand cratère Possidonius.

— Peu m’importe d’arriver à un endroit quelconque pourvu que j’arrive, répondit le savant à une observation faite par Adrien à ce sujet. Mais, à présent, ajouta-t-il, attention ! nous allons bientôt nous trouver à bonne distance pour faire mouvoir l’hélice.

— Vous ne garantissez pas les hublots à l’aide des plaques d’acier extérieures, mon oncle, dit Adrien ?

— Non, c’est inutile, ils n’ont rien à craindre d’un frottement trop intense, l’atmosphère lunaire est trop faible pour être dangereuse.