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cela ; tu sais bien, mon brave ami, qu’avec ces appareils perfectionnés spécialement pour nous, l’on n’a pas besoin d’aide pour se vêtir et se dévêtir. Et le jeune homme, en un tour de main, enleva le récipient du dos, puis ôta la sphère.

Mais, il recula jusqu’à la paroi, stupéfait. Agénor fit de même. D’une voix également rauque, l’oncle et le neveu s’écrièrent : « Sulfate ! oh ! Sulfate ! !… »

Le confrère de Lancette, tout pâle, ne pouvait parler, abasourdi par l’émotion. Sa bouche s’ouvrait et se fermait, absolument comme l’eût fait celle d’un poisson sorti de l’eau. Au bout d’une bonne minute seulement il parvint à prononcer quelques paroles.

— Confrère, dit-il à Lancette d’une voix à peine distincte, je croyais qu’il s’agissait seulement d’une expérience de dirigeable ; je voulais assister, malgré vous, à vos savants essais ; c’est pourquoi j’ai, par ruse, pris la place de votre fidèle domestique Célestin, qui, lui, est resté là-bas. J’ai endormi ce brave homme et lui ai ravi son vêtement. Puis, méconnaissable sous ce costume dérobé, j’ai pu, comme vous l’avez vu, pénétrer ici sans éveiller votre attention. J’avoue mes fautes. Soyez certain que je regrette encore plus mon acte depuis que je viens d’apprendre qu’il n’est nullement question ici de dirigeable. Est-ce vrai, confrère, que nous allons dans la Lune !

— Oui, répondit Agénor, le sourcil froncé, c’est vrai, bien vrai ! ! Et si, jusqu’à mon départ inattendu pour tous, j’ai laissé croire qu’il s’agissait d’une expérience d’aviation, c’était pour cacher le but véritable de ma tentative. Je vais dans la Lune, oui, monsieur. Vous voyez que l’aventure dans laquelle je me lance est de vaste envergure. J’avais la crainte, en divulguant mes projets, de voir surgir autour de moi des envieux, comme vous, par exemple. Il y a tout à craindre de cette sorte d’individu qui, lorsqu’ils ne peuvent égaler un rival, éprouvent toujours un plaisir malin à lui ravir ses secrets ou à l’empêcher d’accomplir son œuvre.

— Mais, monsieur, s’exclama Sulfate qui retrouvait sa voix, je n’irai pas jusque là-bas ; je n’y tiens pas du tout. C’est insensé, invraisemblable ! Et puisque vous me paraissez manquer à la politesse dans les observations que vous me faites, j’agirai de même. Je vous somme de me ramener sur Terre, et de suite !

— C’est impossible, car nous avons depuis un bon moment dépassé les couches les plus élevées de l’atmosphère terrestre ; nous filons, enlevés par notre vitesse acquise, dans le vide interplanétaire ; et si votre intelligence était un peu plus développée, vous comprendriez que les branches de mon hélice n’ont aucune prise sur ce vide, sur cet éther, plutôt, qui, comme vous le savez, emplit l’immensité sidérale. Je ne puis donc augmenter ou ralentir la vitesse de mon appareil et encore moins revenir en arrière.

— Alors, je suis obligé, malgré moi, d’accomplir ce voyage que je trouve ridicule, car je ne sais trop comment nous allons arriver là-bas, quoique vous soyez certain que le mouvement de vos hélices ou de vos palettes amortira la chute de cet appareil, en s’appuyant sur la problématique atmosphère lunaire…

— Vous dites, monsieur, problématique atmosphère lunaire ! interrompit Lancette.

— Évidemment.


… Dans ce vide, d’un noir absolu, les étoiles étincelaient par millions…

— Ignorant Sulfate, apprenez que la Lune possède encore une atmosphère, de peu d’épaisseur, il est vrai. Schrœter donne à cette couche d’air une élévation de quatre cent cinquante mètres environ, ce qui me semble au-dessous de la vérité. Apprenez que cette atmosphère a été vue pendant une occultation de la planète Jupiter par la Lune. Sachez encore que l’astronome Flammarion signala souventes fois un effet de crépuscule, le sixième jour de la lunaison, dans la plaine orientale de la mer de la Sérénité. Encore autre chose. M. Charbonneaux, astronome à l’observatoire de Meudon, observant la région de la Lune appelée Marais des Brouillards avec la grande lunette de seize mètres dudit observatoire, vit disparaître un petit cratère dans un blanc nuage ; c’était tout uniment une éruption volcanique lunaire ; et, pour qu’un nuage reste ainsi en suspension au-dessus d’un cratère, il faut admettre la présence d’une atmosphère, avouez-le, Sulfate… Mieux que cela encore, cher monsieur, apprenez qu’il neige sur notre satellite. MM. Pickering et Percival Lowell observèrent ce fait, puis le signalèrent dans le Century Magazine de mai 1902 ; mes observations personnelles sont d’ailleurs en absolue concordance avec celles de ces deux savants. Oui, certains cratères, cirques et sommets de montagnes sont recouverts de neige. Eh bien, Sulfate, il faut une atmosphère pour cela.

— Admis, monsieur, admis, répondit aigrement Sulfate ; nous allons donc arriver sans risque. Mais, le retour ! pour quand le retour ?

— J’ai pour un an de vivres et de provisions ; nous ne pourrons donc rester plus longtemps sur le satellite.

— Un an ! s’écria Sulfate en bondissant d’autant plus haut que la pesanteur commençait à diminuer dans la nacelle du fait de l’éloignement croissant de la Terre. Mais, je vais perdre toute ma clientèle !

— Vous en ferez une nouvelle dans la Lune.

— Monsieur ! s’écria Sulfate hors de lui, je ne tolérerai pas plus longtemps de pareilles plaisanteries ; et, furieux, les poings serrés, il s’élança sur Agénor ; mais Adrien, vigoureux et vif, s’interposa ; il arrêta l’assaillant qui hurlait de colère, tandis que Lancette, de son côté, s’enflammait, lui aussi.

Ce charivari qui éclatait ainsi dans le grand calme de l’espace fut tout à coup interrompu par des paroles sortant on ne savait d’où.

— Papa ! papa ! disait une voix, ne te bats pas ! ne te bats pas…

Les trois hommes restèrent immobiles, bouche bée, puis regardant la paroi, le plafond… Adrien se précipita sur l’échelle de fer, monta jusqu’à la pièce supérieure, fouilla du regard l’étroit espace, mais ne vit rien…

— On croirait entendre Cécile, murmura le savant.

— Oui, c’est moi, dit encore la voix mystérieuse, je ne me cacherai pas plus longtemps ; c’est bien moi, père !

Cette fois, nul doute n’était possible ; la voix sortait de la caisse que l’on avait introduite dans la nacelle avant de partir. Agénor et Adrien soulevèrent rapidement le couvercle. Cécile était là, en effet.

— Ma fille ! s’écria Lancette, ma fille ! tu es venue ; tu m’as désobéi !… Oh ! c’est mal ; tu vas souffrir en ce voyage…

Adrien, stupéfait, aidait sa cousine à sortir de sa cachette. Le pauvre garçon ne pouvait parler, tant son étonnement était grand. Mais la jeune fille se précipita vers Agénor.

— Papa ! s’écria-t-elle, pardon ! Oh ! c’était plus fort que moi, vois-tu, j’en avais la tête perdue de te voir partir si loin sans moi. J’ai donc imaginé ce stratagème pour te suivre…

Elle était tombée à genoux, avait saisi les mains du savant et les embrassait avec force, les mouillait de larmes…

— J’aurais voulu, ajouta-t-elle, te révéler ma présence à l’arrivée seulement, mais cette dispute, ces cris que j’ai entendus !… J’ai craint pour toi et je suis intervenue…